Guide de Terrain des
Futurs Festivals
Accessibilité, résilience, développement durable:
Actualiser nos infrastructures culturelles
NOTE: Le Système Nerveux Culturel (2023/05/23)

Si l’on considère le milieu culturel comme un vaste système nerveux, les festivals – qu’ils soient dédiés à l’art, au théâtre, à la musique ou au cinéma – pourraient être comparés à des nœuds vitaux. Ces lieux de rencontre et de connexion initient de nouvelles idées qui se propagent, mutent et se multiplient, influençant finalement la conscience collective. Pour les festivalier·ère·s passionné·e·s, l’expérience du festival peut évoquer un pèlerinage revitalisant l’âme, renforçant à chaque édition leur amour pour l’art et la musique. Cependant, pour ceux qui les organisent, les festivals représentent un mode de vie synonyme d’une lutte constante.

Nos infrastructures sont en mode survie depuis des années. Pour les voir s’épanouir, il est essentiel de ne plus simplement suivre les tendances, les attentes du public et les normes changeantes. Le contexte actuel, marqué par un monde se remettant d’une pandémie et confronté aux nouvelles réalités de la crise climatique, soulève des questions existentielles cruciales. Aux préoccupations traditionnelles de programmation, de financement et du rôle du festival dans un paysage culturel en mutation, s’ajoutent désormais des enjeux liés à la virtualité et au développement durable. Comment les organisateur·rice·s de festivals peuvent-ils renforcer la résilience, élargir l’accessibilité et l’inclusion, tout en minimisant leur empreinte environnementale ? Quel pourrait être le visage d’un festival capable de relever tous ces défis à l’avenir ?

Comment les organisateur·rice·s de festivals peuvent-ils à la fois renforcer la résilience, élargir l’accessibilité et l’inclusion, tout en minimisant leur empreinte environnementale ?

Il est indéniable qu’aucun festival ne peut résoudre, seul, toutes ces questions. C’est pourquoi Future Festivals, un projet de recherche financé par le Conseil des Arts du Canada, a rassemblé un groupe de participant·e·s venant du Canada, d’Allemagne et du Mexique. Ensemble, ils tenteront d’imaginer comment leur travail pourrait évoluer dans les prochaines années, et décennies à venir. Sous la direction du commissaire et chercheur culturel Maurice Jones, des représentants de MUTEK (Montréal, CA), imagineNATIVE (Toronto, CA), Mois Multi (Québec City, CA), MUTEK Mexico (Mexico, MEX), New Forms (Vancouver, CA), NEW NOW (Essen, DK) et Send+Receive (Winnipeg, CA) se rassembleront pour explorer ces possibilités et réinventer la forme des festivals à l’avenir. Cette sélection n’a pas été faite au hasard : ces organisations sont bien positionnées pour relever ce défi. Elles possèdent chacune une programmation distincte, une relation unique avec leur communauté, une géographie spécifique et, dans de nombreux cas, des décennies d’expérience institutionnelle. Cependant, il ne s’agit pas d’un collectif exclusif. Si vous ou votre organisation êtes intéressés par ce projet, nous vous encourageons à nous contacter !

Au cours des 18 prochains mois, en débutant par NEW NOW, à Essen (du 1er au 4 juin), chacun des festivals accueillera un laboratoire de Future Festivals. En collaboration avec des expert·e·s invité·e·s, le groupe aura pour mission d’identifier et d’analyser les principaux problèmes identifiés et de concevoir des prototypes de solutions. Ces solutions pourront prendre diverses formes : des mesures immédiates et facilement applicables, ou des propositions plus ambitieuses à long terme.

Au cours des 18 prochains mois, notre objectif sera d’identifier et d’analyser nos difficultés communes et de formuler des solutions adaptées. Ces solutions comprendront à la fois des mesures immédiates et pratiques, ainsi que des propositions ambitieuses à long terme.

Le contenu généré au cours de ces sessions sera disponible sous forme de rapports publiés par HOLO, regroupés dans ce que nous appelons Le guide pratique de Future Festivals. Ce dossier évolutif accompagnera le projet du début à la fin. Notre équipe de journalistes documentera les avancées du groupe, partagera les conclusions et résultats clés, et fera intervenir des invités pour enrichir et complexifier les discussions.

Cependant, la portée du guide va bien au-delà de la simple couverture et du commentaire. En partenariat avec N O R M A L S, un collectif de design spéculatif basé à Berlin, nous donnerons vie aux idées issues de chaque session à travers des scènes spéculatives faciles à explorer. Ces scènes serviront de maquettes pour des festivals potentiels, offrant ainsi une vision concrète et inspirante de ce que pourrait être l’avenir des festivals culturels.

Chez HOLO, nous sommes profondément intéressés par ces questions sur l’avenir du circuit des festivals et du paysage culturel qui l’entoure, un écosystème dont nous faisons partie intégrante. Nous sommes enthousiastes non seulement à l’idée d’être aux premières loges pour observer ces évolutions, mais de contribuer activement à façonner l’avenir. Restez à l’écoute !

RAPPORT: Cartographier les horizons (2023/06/23)
Sept festivals se sont engagés à relever les nombreux défis auxquels fait face le secteur culturel. Par où commencer ?
Pour ouvrir la voie à de nouveaux modes de production culturelle, nous devons d’abord être honnête à propos des défis actuels… et rêver grand !

Si « améliorer notre infrastructure culturelle », l’objectif au cœur de Future Festivals, peut paraître comme une tâche herculéenne, essayez de l’accomplir en seulement 18 mois, et avec comme équipe, des créateurs et créatrices de festivals déjà surchargés. Comment concevoir « l’avenir des festivals » avec des organisations issues de trois différents continents, travaillant toutes à différentes échelles, au service de communautés différentes ayant des besoins différents ? Comment déterminer quelles questions aborder, quand les problèmes liés à l’accès, la résilience et le développement durable se chevauchent et se combinent ? Par où commencer ?

Heureusement pour nous, Maurice Jones, co-commissaire de MUTEK et chef de projet pour Future Festivals, nous a proposé une structure de travail solide, et des pistes de départ pour commencer la réflexion. En avril et mai 2023, il a orchestré une série d’ateliers en ligne visant à établir un contact avec les représentant·e·s des festivals partenaires et à sonder leurs idées et préoccupations. Ces ateliers se sont déroulés dans un environnement propice au soin, à l’écoute active et à une générosité dans le questionnement. Directeur·rice·s de festivals, programmateur·rice·s et les membres de l’équipe opérationnelle se sont réunis via Zoom pour identifier ensemble les problèmes qu’ils ont commun et esquisser des solutions potentielles. L’objectif était de « développer un objectif et une vision partagés » tout en « laissant de la place pour les besoins, contextes et spécificités de chaque festival ».

Jones a préparé un exercice simple et efficace pour orienter la conversation, afin d’éviter qu’elle tombe dans une dynamique de thérapie de groupe (oui, il y a eu beaucoup de défoulement sur le manque de financement, d’espace et de capacité). Inspiré par le modèle des Trois Horizons, issu du livre The Alchemy of Growth (1999) de David White, Jones a encouragé les participant·e·s à réfléchir à la notion de festival à travers trois horizons temporels distincts : le présent, le futur lointain et un entre-deux interstitiel. En imaginant ce troisième horizon temporel, explique Jones, on accède aux étapes progressives nécessaires pour créer un véritable changement de paradigme. Pour identifier des mesures réalisables à court terme, par contre, il faut être honnête en reconnaissant ouvertement les problèmes actuels, tout en rêvant grand.

Au cours de trois séances de visualisation, les participant·e·s ont utilisé l’outil collaboratif Miro pour compiler et organiser les problèmes qu’ils ont en commun, leurs visions pour l’avenir et des mesures viables, à court terme.
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Cartographier l’avenir des festivals sur Miro

Les principales critiques issues de ces séances préliminaires reflètent des préoccupations bien connues dans le secteur culture : l’angoisse existentielle qui accompagne la diminution (ou l’absence) de fonds publics, la perte d’espaces abordables (dû à un marché immobilier hors de contrôle), et l’épuisement des travailleur·e·s culturels, encore impacté·e·s par l’onde de choc post-COVID-19 qui a ébranlé les structures du système, et déclenché son pivot frénétique vers l’Internet. Quand on opère continuellement à la limite de la précarité, les défis posés par l’accessibilité, l’implication au sein des communautés et la réduction de l’empreinte environnementale deviennent des problèmes insurmontables.

On a ensuite demandé au groupe de se laisser emporter et d’imaginer des utopies festivalières qui pourraient contrer les problèmes préalablement identifiés. On a tout envisagé, des structures de soutien universelles aux actes de solidarité. À quoi pourrait ressembler un festival où les artistes et les travailleur·e·s culturels ne craignent plus la précarité, bénéficiant d’un soutien financier tel que le revenu universel de base ? Et si les festivals collaboraient, au lieu de se faire concurrence, s’ils partageaient leurs ressources et s’engageaient à atteindre des objectifs communs ? Ne serait-ce pas magnifique si l’écologie était une préoccupation majeure, si les festivals, de par leur fonctionnement, offraient une alternative à l’obsession néolibérale de la productivité, s’ils tenaient des comptes au public, et non pas qu’aux bailleurs de fonds ?

Au cours des 18 prochains mois, Future Festivals tentera de formuler des propositions concrètes en réponse à ces questions. Nous utiliserons, pour nous guider, la liste de thèmes et spéculations suivante :

1. Accessibilité : Une programmation pour tous, de nouveaux supports et formats

Présent : La pandémie de COVID-19 a forcé le milieu culturel à réévaluer ses pratiques en matière d’accessibilité. La transition vers des programmes hybrides a permis d’abaisser certaines barrières à l’entrée, certes, un premier pas (plus que nécessaire) vers la reconnaissance des droits des personnes handicapées. Malgré tout, il reste beaucoup à faire.

Futur : Salles de spectacle, contenu, communication : les festivals montrent l’exemple lorsqu’il s’agit de réunir des personnes différentes. Ils dépassent les normes d’accessibilité obligatoires, s’adaptent aux personnes malvoyantes et malentendantes, et rejoignent les publics éloignés grâce à des technologies de réalité-mixte.

2. Responsabilité : Une transparence accrue et une gouvernance plus ouverte

Présent : D’innombrables heures de travail (invisible) sont consacrées à la compilation de rapports pour les bailleurs de fonds qui sont souvent inaccessibles au grand public. La communication avec la communauté passe souvent par la promotion (via des plateformes de réseaux sociaux avares qui contrôlent et contraignent la visibilité) et par des sondages maladroits.

Future : En rendant des comptes au public et aux personnes impliquées localement, la transparence et l’investissement communautaire augmentent radicalement. Les festivals développent également des modes de communication plus directs, en s’inspirant de modèles déjà existants tels que les organisations autonomes décentralisées (DAO) et les initiatives de programmation communautaire du Web3.

3. Capacité : La fin de l’épuisement professionnel, vision à long terme, former la prochaine génération

Présent : Les travailleur·e·s du milieu culturel, contrairement à ceux·elles de l’industrie, doivent constamment faire plus avec moins : moins d’argent, moins de personnel, moins de temps. Iels vivent, pour la plupart, d’un projet à l’autre. Il en résulte un épuisement généralisé, un taux de rotation élevé du personnel et l’exode d’un grand nombre de personnes qualifiées.

Futur : Les organisations, grâce à un meilleur soutien et une plus grande stabilité, peuvent élaborer des stratégies à long terme pour mieux servir leur communauté. N’étant plus surchargé·e·s, les travailleur·e·s sont généralement plus heureux et en meilleure santé. Iels peuvent prendre le temps de bien faire les choses et de commencer à penser à former la prochaine génération.

4. Collaboration : La recherche d’une cause commune, le partage des ressources et la pollinisation croisée

Présent : Dans le contexte actuel, les galeries, les festivals et les organismes culturels se retrouvent souvent en compétition pour attirer l’attention du public et sécuriser des subventions, toutes deux limitées. Les connaissances et les ressources sont alors amassées et gardées pour soi, laissant les communautés fracturées et le personnel et le public, dépassés.

Future : Les festivals et les organisations culturelles, animés par des valeurs communes, trouvent de nombreux avantages à coopérer et à partager leurs ressources. Cette collaboration facilite le partage d’expertise et de bonnes pratiques entre les équipes et stimule la pollinisation entre les domaines et les communautés. C’est aussi un terrain fertile pour jouer, expérimenter et tenir le public en haleine.

5. Communauté : Engagement local, nouvelles perspectives et démographie

Présent : La pandémie a mis en lumière et amplifié un sentiment d’aliénation sociale au sein de nos sociétés. Les festivals pourraient être un antidote, mais dans les communautés qu’ils cherchent à toucher, qui peut réellement participer ? La vérité, c’est que le plus souvent, les festivals s’adressent à des publics de niche internationaux privilégiés, et pour cette raison, ils négligent parfois leurs voisins immédiats, ainsi que des groupes démographiques entiers.

Futur : Les festivals redoublent d’efforts pour tisser des liens profonds et significatifs avec les communautés au sein desquelles ils se déroulent. L’inclusion d’enfants, de personnes âgées, de familles, de nouveaux arrivants, entraîne une vague d’énergie et de nouvelles perspectives qui stimule et électrise, accroissant non seulement la diversité, mais aussi le public.

6. Financement : Abondance (fini le manque), et de nouvelles sources de revenus (éthiques)

Présent : Les organismes se livrent une concurrence féroce pour une part des fonds publics avant qu’ils ne s’effritent complètement, tout en cherchant des investissements privés. Les subventions progressives vouées au développement de projets, plutôt que le fonctionnement, ont tendance à accroître la charge de travail plutôt que la capacité des organismes. Et finalement, l’explosion des prix de l’immobilier contraint les organisations et les travailleur·e·s culturels à quitter les quartiers qu’ils ont enrichis au fil des décennies.

Future : Bénéficiant d’un soutien de type revenu revenu universel de base, les artistes et les employé·e·s du milieu culturel peuvent créer sans craindre l’insécurité financière. Les organismes ont plus de facilité à obtenir du financement pour supporter leurs activités, leurs opérations et pour les aider à payer le loyer, leur permettant ainsi de générer des revenus qui pourraient éventuellement les aider à acquérir des installations permanentes. Au privé, des modèles d’adhésion et de parrainage éthique renforcent la résilience.

7. Développement durable : Vert, vert, vert et leadership en matière de pratiques circulaires

Présent : La pratique actuelle de la culture engendre une empreinte environnementale insoutenable. Les spectacles à grand déploiement consomment une quantité astronomique d’énergie et de ressources, notamment le carburant nécessaire pour déplacer le matériel et les participant·e·s à travers le monde, c’est énorme. Une étude menée par le Conseil des Arts d’Angleterre en 2020 a révélé que 114 547 tonnes métriques de CO2 ont été émises par 184 organisations culturelles, durant les années 2018 et 2019 seulement.

Futur : Les considérations environnementales sont à l’avant-plan dans les pratiques culturelles. Les festivals innovent en présentant des solutions viables comme la téléprésence, les expositions circulaires et les pratiques événementielles durables. Ces nouvelles façons de faire expérimentales ouvrent de nouvelles voies pour répondre aux conséquences socio-politiques potentielles de la crise climatique, telles que la migration, la xénophobie et l’ultranationalisme.

Quelque chose à ajouter à notre liste ? → Écrivez-nous à futurefestivals@mutek.org!

Les sessions de visualisation ont été bien plus qu’un simple exercice spéculatif. Elles ont offert au groupe l’occasion de discuter ouvertement et en toute franchise de leurs difficultés et de leurs bons coups, en se montrant vulnérables. Que ce soit à travers l’expérimentation de modèles de contribution volontaire (payez ce que vous pouvez), des initiatives de mentorat ou des programmes d’accessibilité radicale, le groupe a exploré plusieurs pistes prometteuses sur lesquelles ils pourront bâtir dans les mois à venir. Une sélection critique de ces initiatives sera incluse dans ce guide.

Ces sessions ont également souligné l’importance de revendiquer nos besoins. En tant que composantes vitales du système nerveux culturel, nous devons apprendre à mieux nous défendre. Trop souvent, nous ne réalisons la valeur de quelque chose que lorsqu’il disparaît. C’est lorsque des espaces ferment ou lorsque des festivals meurent, comme on l’a vécu lors du premier hiver de la pandémie, qu’on réalise soudainement l’importance de la culture. Les organisateurs et les organisatrices de festivals de festivals doivent rappeler au public et aux parties prenantes leur rôle crucial dans la société et les contributions qu’ils apportent, afin de garantir le soutien nécessaire pour perdurer. Alain Mongeau, fondateur et directeur artistique de MUTEK, compare l’entretien de ces relations durables à l’entretien d’une plante. « Il faut les arroser régulièrement », a-t-il souligné lors d’une des sessions. « Il faut constamment semer des idées pour aligner les gens et les rendre plus réceptifs à nos besoins. »

CONVERSATION: Maurice Jones parle de cocréation, et plaide en faveur des créateures de festivals (2023/06/30)
« J’espère que Future Festivals deviendra un moyen de soutenir et de défendre le travail des organisateur·rice·s de festivals. Après tout, la culture, ça n’apparaît pas comme par magie. »

Maurice Jones est un commissaire, producteur et chercheur en IA basé à Tiohtià:ke/Montréal, Canada. Doctorant à l’Université Concordia, il étudie les perceptions interculturelles de l’IA, la participation du public à la gouvernance technologique et les festivals en tant que méthodologie. Directeur artistique de MUTEK.JP, il rejoint le quartier général de MUTEK en 2021 pour diriger leur programme sur l’IA et le groupe de recherche de Future Festivals.

Q: Future Festivals est le prolongement de votre recherche doctorale intitulée Festival as Methodology, qui, elle-même, s’inspire en partie de votre mandat à la tête de MUTEK Japon. Quelle-est la prémisse de votre recherche et comment le groupe de réflexion s’en inspire-t-il ?
A: Ma thèse doctorale porte sur le rôle de la participation publique dans la gouvernance de l’intelligence artificielle au Canada, en Allemagne et au Japon. L’idée de base, c’est que les processus démocratiques libéraux qui devraient, en théorie, impliquer le public dans la gouvernance de l’IA, sont dysfonctionnels. Ça contraste assez fortement avec ce que disent les gouvernements, que l’implication du public est essentielle pour que le développement de l’IA soit responsable et éthique.

Avec Festival as Methodology, une collaboration entre l’Université Concordia et MUTEK financée par MITACS, je propose que le festival d’art et de technologie représente un contexte idéal pour développer des formes plus équitables de participation publique, contribuant du même coup à l’élaboration d’une IA plus diversifiée et plus inclusive. Ces avancées auraient également des répercussions sur la technologie de manière plus générale. Les thèmes abordés par Future Festivals dépassent le cadre spécifique de mon projet de doctorat car ils proviennent des échanges avec la cohorte de participant·e·s, mais je remarque qu’il y a deux questions fondamentales qui se recoupent : 1) Qu’est-ce qui fait que les festivals soient des espaces d’expériences aussi précieuses et transformatrices ? et 2) Comment pouvons-nous tirer parti de ces potentiels de transformation pour les appliquer au changement social ?
« Les budgets sont coupés, les espaces se font rares, les travailleur·e·s culturels sont surchargés et sous-payés. Ce projet pourrait également être défini ainsi : « Y a-t-il un avenir pour les festivals ? »
Q: À l’heure actuelle, il existe sept festivals partenaires situés dans diverses régions et fonctionnant à diverses échelles. Que pouvez-vous nous dire sur la configuration du groupe et sur leurs défis communs ? Est-il prévu d’élargir le cercle ?
A: Tous nos partenaires travaillent dans un éventail complexe de contextes locaux et de réalités vécues. Certains, comme MUTEK, ont une plus grande équipe, tandis que d’autres reposent sur les épaules d’une seule personne. Certains sont financés par des fonds publics et d’autres dépendent entièrement des profits générés par la vente de billets et du revenu des bars associés. Certains sont liés à un lieu spécifique et d’autres luttent pour trouver des espaces.

Le processus de co-conception de deux mois nous a permis de réaliser que malgré cette hétérogénéité, plusieurs préoccupations, dans une certaine mesure, se recoupent : l’accessibilité, la responsabilité, la capacité, le financement, l’inclusivité et le développement durable. L’un des défis est de savoir comment aborder ces questions d’une manière pratique, tout en étant conscient et respectueux de la situation de chacun.

Le projet repose sur l’ouverture et sur la cocréation. Nous avons déjà étendu notre portée bien au-delà de la cohorte de partenaires initiale et nous sommes excités à l’idée d’agrandir le réseau à nouveau. Le prochain forum MUTEK, qui se tiendra à Montréal à la fin du mois d’août, a pour objectif d’élargir la conversation afin d’y inclure le grand public et la cinquantaine de délégué·e·s du milieu culturel qui visitent Montréa,l chaque année.
Q: En tant que Directeur Artistique de MUTEK Japon, quels problèmes avez-vous rencontré dans la promotion de la musique électronique et de l’art numérique à Tokyo et comment ceux-ci peuvent-ils nourrir la réflexion ?
A: L’organisation conjointe de MUTEK.JP a été un défi à bien des égards, mais je dirais que c’est plutôt le potentiel de transformation du festival lui-même, malgré les obstacles, qui a été la plus grande leçon pour moi.

L’énorme travail que nous avons fait pour diversifier notre programmation, dès 2018, en témoigne encore. Inspirés par des initiatives telles que Keychange et Amplify, nous avons lancé un projet financé par EUNIC, qui met en lumière la sous-représentation des femmes et des membres de la communauté LGBTQ+ sur les scènes de festivals, et dans le secteur culturel. Pour donner un contexte, le Japon s’est récemment retrouvé au 125e rang au niveau de l’écart entre les hommes et les femmes. Le simple fait d’aborder ces questions dans notre programmation de conférences et de booker plus d’artistes sous-représentés sur les scènes de nos festivals, c’était assez choquant.

Beaucoup de facteurs entrent en jeu pour vraiment révolutionner les choses, mais tout de même, j’ai l’impression qu’on a eu un impact au moins sur notre milieu immédiat. De nombreuses conversations ont eu lieu avec des professionnels de la culture et on en voit les traces encore aujourd’hui, dans les programmations de festivals plus diversifiées et dans les clubs.
Objectifs : Le rapport annuel, sur lequel figure le logo officiel conçu par de Mars, est l’un des nombreux projets possibles de Future Festivals.
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Rapport annuel de Future Festivals (maquette)

Q: Les répercussions assez brutales de la COVID-19 comme l’arrêt momentané des activités culturelles et leur passage au numérique et aux formules hybrides, prennent beaucoup de place dans les réflexions des dernières années. Y a-t-il d’autres développements récents qui vous font penser que Future Festivals est un projet nécessaire pour notre époque ?

A: Le processus de co-conception nous a permis de constater qu’en somme, le travail culturel est tout simplement de plus en plus précaire. On a certainement vu une accélération pendant la pandémie et maintenant que les mesures d’urgence d’aide financière prennent fin, on constate finalement l’ampleur des dégâts. L’inflation augmente, les budgets sont coupés, les espaces se font rares. Et les travailleur·e·s culturels, ceux·elles qui sont restés, malgré tout, sont complètement surchargés et sous-payés. À bien des égards, ce projet pourrait également être défini ainsi : « Y a-t-il un avenir pour les festivals ? »

Et en même temps, dans l’esprit des gens, la culture, ça doit être vivant, attrayant. C’est ce qui rend des villes comme Montréal si attirantes. Le travail souterrain pour créer cette culture par contre, il est souvent inaperçu. C’est pour ça qu’un autre objectif de Future Festivals, c’est trouver de meilleures façons pour défendre le travail que nous faisons en tant qu’organisateur·rice·s de festivals et montrer en quoi ce travail est important. On pourrait commencer par tenter de considérer les festivals et la culture en général par le biais de la santé mentale et du bien-être, plutôt que dans une perspective de divertissement.

« Le projet repose sur l’ouverture et sur la cocréation. Nous avons déjà étendu notre portée bien au-delà de la cohorte de partenaires initiale et nous sommes excités à l’idée que plus de gens participent. »
Q: Élaborer des prototypes de festivals favorisant l’accès, la résilience et le développement durable en 18 mois, c’est un objectif ambitieux. Quels types de résultats pensez-vous que le projet puisse produire, de façon réaliste ? Y a-t-il quelque chose en particulier que vous aimeriez voir émerger ?
A: Concrètement, j’espère que nous pourrons atteindre deux résultats qui se sont cristallisés au fil des conversations avec nos partenaires et autres. Tout d’abord, que Future Festivals devienne une plateforme de partage des connaissances sur les meilleures pratiques en matière d’organisation de festivals. Ce que nous faisons n’est pas nouveau. Il existe déjà de nombreux projets et études de cas dans lesquels des festivals du monde entier se sont déjà engagés. Sans réinventer la roue, comment pouvons-nous mobiliser ce type de connaissances, mais au profit de tous les gens travaillant dans le domaine ? Comme l’a dit avec éloquence Naomi Johnson d’imagineNATIVE, nous devrions mettre l’accent sur ce que nous pouvons offrir plutôt que ce que nous souhaitons prendre.

J’espère également que Future Festivals deviendra un outil permettant de défendre et de protéger le travail des gens œuvrant dans le domaine. Il faut parler des difficultés auxquelles nous sommes confrontés et montrer que la culture n’apparaît pas comme par magie. Le Guide Pratique de Future Festivals de HOLO joue un rôle crucial dans les deux cas.

Je pense que le projet lui-même, sa méthodologie ouverte, exploratoire, c’est déjà une expérience de prototypage, une sorte d’apprentissage par la pratique qui, je l’espère, inspirera d’autres personnes à monter à bord ou à entamer des conversations au sein de leurs propres écosystèmes culturels.
ENQUÊTE: Évaluer l’infrastructure culturelle – ensemble (2023/07/20)
Quel est le rôle des festivals dans votre communauté ? Et selon vous, quel rôle devraient-ils jouer ? Quels sont les domaines où vous sentez qu’ils apportent réellement aux gens ? Ceux où vous trouvez qu’ils réussissent moins bien ?
Aidez-nous à évaluer l’état de notre infrastructure culturelle et partagez-nous votre vision d’un avenir meilleur en répondant à notre enquête.

Le programme, tel qu’il a été initialement conçu par les sept festivals participants, n’a toujours été qu’un point de départ, une première tentative pour mettre en lumière les principaux problèmes affectant le secteur culturel. Nous sommes tous d’accord sur la nécessité d’accroître l’accessibilité et d’améliorer la durabilité et l’équité, mais malheureusement, la réalité sur le terrain est souvent beaucoup plus complexe et il y a des besoins vitaux à combler. De plus, les situations varient considérablement même au sein d’une même région ou d’une même ville. Plusieurs organisateur·rice·s se sont joint·e·s se sont joints au projet, mais nous n’en sommes vraiment qu’au début du travail. Ce projet a le potentiel de faire émerger une myriade de perspectives, et l’exploration ne fait que commencer. Aussi, il faut ajouter que les festivals ne seraient rien sans les artistes et le public. Ils sont au cœur du circuit des festivals et, plus souvent qu’autrement, font pencher la balance vers le succès ou l’échec. Si l’avenir des festivals est en jeu, ne devraient-ils pas, eux aussi, avoir leur mot à dire ?

Nous encourageons tout le monde – programmateur·rice·s, travailleur·e·s dans la domaine de la culture, artistes et festivalier·ère·s – à participer à notre enquête et à partager vos perspectives sur l’état de notre infrastructure culturelle. Quel est le rôle actuel des festivals dans votre communauté ? Et quel rôle devraient-ils idéalement jouer selon vous ? Quels sont les domaines où vous pensez qu’ils apportent vraiment quelque chose aux gens, et où trouvez-vous qu’ils pourraient s’améliorer ? Est-ce que la manière dont ils sont financés (et qui les financent), c’est important pour vous ?

Au cours des prochains mois, nous souhaitons cartographier les besoins et désirs soulevés, selon les différentes régions et communautés. Cette analyse nous permettra de mieux nous enligner à l’avenir, et sera partagée avec les autres travailleur·e·s du secteur des festivals. Plus vous serez nombreux à participer, plus le tableau sera complet. Si les festivals jouent un rôle dans votre vie culturelle, que ce soit pour le travail ou pour le plaisir, et quel que soit le type d’art, prenez un moment pour soutenir notre recherche en nous faisant part de vos commentaires. Merci beaucoup pour votre contribution précieuse !

Le questionnaire est disponible en anglais, en français et en espagnol. Il recueille des données démographiques, des opinions personnelles et propose des possibilités de participation. Les résultats seront publiés à la fin du projet.

Forces hyper-naturelles et imaginaires post-industriels
Future Festivals Lab :
NEW NOW, Essen (DE), 1–6 Juin 2023
Jana Kerima Stolzer & Lex Rütten, Neophyte – an industrial opera of plants and pioneers (2023)
Zollverein, iconique : la tour de remontage de 55 mètres du puits de la mine 12, inauguré en 1932
Pınar Yoldaş, Time Tunnel (2023)
Cinzia Campolese, Set-Rise-Sun (2023)
Images:
NEW NOW 2023
par Dirk Rose

Le premier Future Festival Lab s’est déroulé au cœur de cent hectares d’infrastructures minières abandonnées, dans un cadre spectaculaire caractérisé par d’énormes machines défraîchies et un labyrinthe de tuyaux à perte de vue. Le site, Zeche Zollverein à Essen, en Allemagne, était autrefois au cœur de la production européenne de combustibles fossiles. Aujourd’hui transformé en musée à ciel ouvert, il témoigne de l’architecture industrielle des 19e et 20e siècles et est considéré comme un trésor national. Sa pièce maîtresse, la tour emblématique du puits 12, surnommée affectueusement « la tour Eiffel » par les habitants, domine le complexe. Cette impressionnante structure en acier de 55 mètres de haut, un chef-d’œuvre d’ingénierie des années 1920, contribue largement à la renommée de Zollverein comme l’une des mines de charbon les plus magnifiques au monde. En 2001, l’UNESCO a inscrit Zollverein sur la liste du patrimoine mondial.

À son apogée, Zollverein employait plus de 8 000 mineurs entre les deux guerres mondiales et extrayait 3,2 millions de tonnes de charbon par an. Aujourd’hui, le site est dédié à l’art et à la culture. Après la fermeture de la mine en 1986, un plan a été mis en œuvre pour préserver son architecture unique et l’utiliser à des fins publiques. Aujourd’hui, Zollverein abrite des musées, des théâtres et plus de 150 entreprises créatives, faisant de ce lieu un centre culturel animé et un exemple remarquable de réaménagement post-industriel pour toute la région.

À son apogée, le site extrayait plus de 3,2 millions de tonnes de charbon par an. Aujourd’hui, Zollverein dédié à l’art et à la culture.

NEW NOW, notre hôte actuel, représente peut-être l’initiative la plus audacieuse visant à relier le passé et l’avenir de Zollverein. Lancé en 2021 sous la direction artistique de Jasmin Grimm, ce festival semi-annuel d’art numérique explore l’histoire du site à travers les nouvelles technologies et les pratiques créatives émergentes. Il aborde des questions épineuses telles que : Que peut nous enseigner une ancienne mine de charbon sur les systèmes de croyance et les structures de pouvoir sous-jacents aux régimes d’extraction, passés et présents ? Quels sont les véritables coûts sociaux et environnementaux des technologies que l’on considère comme inévitables ? Comment peut-on déstabiliser ce cycle insoutenable de croissance économique infinie avant que la planète n’atteigne le point d’ébullition ?

Pendant le festival, NEW NOW propose des formats discursifs qui réunissent artistes, théoriciens, décideurs politiques et le public pour discuter et réfléchir ensemble. Cependant, ce sont les mois d’expérimentations artistiques qui préparent le terrain et qui donnent réellement le ton. À chaque édition, NEW NOW invite une cohorte de sept artistes en résidence travaillant avec les nouveaux médias tels que la programmation, les jeux vidéo, la robotique et l’IA, pour explorer un thème central. L’objectif est d’engager pleinement l’espace et de concevoir des visions pleines de potentiels inédits en collaboration avec lui. Par exemple, lors de la première édition, le duo Kimchi and Chips a exploré le thème « Une autre fin est possible » en créant Another Moon, un satellite à énergie solaire qui s’élevait au-dessus de Zollverein, pendant la nuit. Les lasers utilisés pour son décollage se rechargeaient durant la journée, symbolisant un avenir possible au-delà des énergies fossiles.

Daniel Franke, GAN Chimera (2023)
Eva Papamargariti, All that is Hidden (2023)
AATB, Spare Pack (2023)
Sabrina Ratté, Inflorescences (2023)
Images:
NEW NOW 2023
par Dirk Rose

Cette année, le thème « Forces Hyper-Naturelles » a apporté un mélange d’espoir et d’optimisme teinté d’écofiction au festival. Les résidents ont imaginé des rencontres cyborgs où la technologie et l’écologie s’amalgament et s’entremêlent, plutôt que de s’opposer. Les cavernes de béton de Zollverein se sont transformées en habitats pour des chiens robots sauvages (AATB, Spare Pack), une flore chatoyante de déchets électroniques (Sabrina Ratté, Inflorescences), et des infestations fongiques d’IA (Daniel Franke, Gan Chimera). Le public, semblable à un amalgame d’êtres venus de l’espace, a exploré cet environnement liminal à la recherche de signes de vie parmi des échantillons de sol contaminé (Eva Papamargariti, All that is hidden) ou écouté les chants étranges de mystérieuses intelligences végétales synthétiques (Jana Kerima Stolzer & Lex Rütten, Neophyte). Il s’est téléporté jusqu’à la cime des arbres menacés (Haha Wan, Would you would you would you you••••••) pour plonger dans les éons compressés dans le charbon (Pınar Yoldaş, Time Tunnel).

NEW NOW explore l’histoire du site à travers les nouvelles technologies et les pratiques créatives émergentes et pose des questions difficiles.

Nous sommes déjà entourés d’une « hyper-nature », a fait remarquer Grimm lors du vernissage. Une grande partie de la planète, y compris son atmosphère, est altérée par la géoingénierie, et des écosystèmes entiers sont modifiés de manière irréversible. Le concept même d’« environnement » est technologisé : sans les données des satellites et les capteurs atmosphériques, nous ne pourrions pas mesurer le CO2 ou la pollution de l’air, et sans les superordinateurs, il n’y aurait pas de modèles climatiques. Grimm explique que l’idée d’une hyper-nature est inspirée du surnaturel et de la notion d’hyperréalité de Jean Baudrillard, où les mondes construits et simulés l’emportent sur l’écosphère. Elle décrit une condition post-naturelle qui reconnaît qu’il n’y a pas de retour possible à un état de pureté mythique. L’hyper-nature, au contraire, donne espoir en proposant que nous pourrions éventuellement vivre avec notre environnement toxique et cultiver de nouvelles écologies. Les implants de l’usine de Zollverein, dans cette perspective, sont comme des espèces pionnières se réappropriant l’espace dé-naturé, érodant et grugeant les divisions d’une ère révolue pour permettre l’émergence de nouveaux mondes parallèles à partir des décombres.

Le premier Future Festival Lab a été un terreau fertile pour l’introspection. Cette position inconfortable de devoir rendre des comptes aux bailleurs de fonds tout en se conformant aux exigences de l’économie de l’attention, ne nous pousserait-elle pas à perpétuer des pratiques extractives à notre tour et à considérer la croissance comme un indicateur de succès ? Ensuite, est-il possible pour l’art et la musique de survivre (ou de prospérer) en dehors de l’hégémonie des plateformes ? À quoi ressembleraient les festivals si nous ralentissions la production excessive et nous concentrions davantage sur les véritables besoins de nos communautés ?

Domaines artistique : arts médiatiques, son, performance
Lieu : Zollverein, à Essen, en Allemagne
Lancement : 2021
Frequency : biannual
Visiteurs : ~10,000
Équipe : 10 personnes, plus le personnel du Zollverein
Structure : OBNL (Organisme à but non lucratif)
Financement : public, via le Ministère de la Science et de la Culture NRW
Types de présentation : conférence, exposition, performances, ateliers, résidence et programme satellite en région

CONVERSATION: Jasmin Grimm réévalue notre histoire avec les combustibles fossiles et surtout, ses répercussions (2023/08/10)
« Ce n’est pas tant une question de taille du public, du nombre d’artistes ou d’œuvres présentées, mais plutôt de créer des expériences significatives qui favorisent la transformation et la connexion. »

Jasmin Grimm est une commissaire et une entrepreneure créative germano-algérienne. Elle est la fondatrice et la directrice artistique du festival NEW NOW. Elle a préalablement dirigé des programmes pour de nombreux organismes tels que NRW-Forum, l’Institut Goethe, Bitkom, le Centre de Compétence pour les Industries Culturelles et Créatives du Gouvernement Fédéral Allemand, Retune Festival et TINCON. Elle a été conseillère en programmation pour la Kulturstiftung des Bundes, le Futurium, le Ministère de la Culture et des Sciences de l’État de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. (Photo : Constanze Flamme)

Q: Lancé en 2021, NEW NOW est le petit dernier du groupe. Toutefois, il vient avec toute une histoire ! Installé à Zollverein, un site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO et autrefois, la plus grande mine de charbon du monde, le festival infuse à ce béhémoth industriel un sens nouveau. Que pouvez-vous nous dire de votre processus de création d’un nouveau festival, et ce, tout en vous familiarisant et en entrant en dialogue avec un lieu à l’historique complexe ?
A: Le complexe minier de Zollverein nous a enseigné à reconsidérer l’histoire de l’extraction et à adopter un mandat orienté vers l’avenir. Avec NEW NOW, on explore les conséquences de notre relation avec les combustibles fossiles et leur impact sur la planète à travers l’art numérique. Bien que la mine de charbon soit fermée depuis déjà un moment, les effets de sa production persistent : entre 1851 et 1986, environ 240 millions de tonnes de charbon ont été extraites, brûlées et ont laissé une empreinte durable dans l’atmosphère, contribuant au réchauffement climatique pour les siècles à venir. Les interactions complexes entre la société industrielle, le capitalisme de consommation et la nature ont été le point de départ de notre exploration artistique et ont inspiré le programme de résidence NEW NOW. Chaque œuvre d’art créée cherche à aborder cette dynamique complexe, cette tension.

C’est un contexte particulièrement riche pour lancer un festival, un défi à la fois stimulant et excitant. Comment construire de nouvelles infrastructures culturelles à une époque où l’environnement se dégrade et où les ressources s’épuisent ? Comment créer un espace qui présente une vision optimiste de l’avenir ? Que peut-on apporter de nouveaux et quelles voix devrions-nous privilégier ? Ce sont les questions que nous nous posons constamment.
« L’histoire de l’extraction du site est devenue notre mandat : NEW NOW explore les conséquences de notre relation avec les combustibles fossiles et leur impact sur la planète à travers l’art numérique. »
Q: Q : Les deux premières éditions de NEW NOW étaient complètement axées sur la crise climatique et sur les nouvelles écologies. Quelle différence pensez-vous que les festivals peuvent faire, lorsqu’il s’agit d’aborder de grandes questions dans leur programmation ? Y a-t-il une œuvre ou un projet de NEW NOW dont vous êtes particulièrement fière à cet égard ?
A: Je crois que l’art a le pouvoir de forger de nouveaux récits, de rassembler les individus et, potentiellement avec le temps, de transformer leurs perspectives. Étant donné le contexte historique spécifique dont nous avons hérité et l’époque dans laquelle nous vivons, il était clair que NEW NOW devait explorer notre relation avec l’environnement. À cet égard, plusieurs œuvres commandées ont laissé une forte impression. Another Moon (2021) de Kimchi and Chips en est un excellent exemple. Cette installation massive en plein air faisait apparaître chaque soir une lune virtuelle au-dessus de Zeche Zollverein. Entièrement circulaire, l’œuvre recueillait la lumière du soleil pendant la journée et la projetait dans le ciel la nuit, symbolisant une nouvelle ère d’énergie renouvelable. Cette année, Time Tunnel (2023) de Pinar Yoldas a profondément marqué de nombreux spectateurs. À travers une projection laser à l’intérieur d’une cheminée désaffectée, l’artiste a transporté le public 320 millions d’années en arrière, jusqu’au Carbonifère, l’ère géologique où a commencé la formation du charbon. Ce voyage dans le temps géologique, bien avant l’histoire de Zeche Zollverein, nous a rappelé la brièveté de l’existence humaine sur Terre et l’impact sismique et souvent irréversible que nous avons eu sur notre environnement. L’expérience était magique, mais elle a suscité de profondes réflexions somme toute bien sobres.
Q: Le coût environnemental est l’une des principales problématiques identifiées par Future Festivals. Comment NEW NOW a-t-il géré sa propre empreinte en matière d’énergie et de ressources, dans le cadre de sa thématique sur l’écologie ?
A: C’est une question très importante ! Nous sommes constamment à la recherche de moyens pour réduire l’empreinte écologique du festival. Par exemple, nous priorisons le train comme mode de transport en collaborant principalement avec des artistes européens. Les installations à Zollverein nécessitant un chauffage massif en hiver, nous avons pris la décision de tenir le festival pendant les mois d’été. Récemment, j’ai découvert l’idée des « budgets CO2 » pour les projets culturels et comment ils peuvent aider à gérer l’empreinte énergétique à chaque étape. Ça fonctionne ainsi : vous fixez un objectif global d’émissions et vous vous assurez que toutes les décisions individuelles s’alignent avec celui-ci. Il serait fascinant d’explorer cette approche pour nos futures activités.
Avec l’aide de l’énergie solaire, Kimchi and Chips ont créé une installation remarquable nommée Another Moon (2021), projetant une lune virtuelle dans le ciel de Zollverein lors de la première édition de NEW NOW.
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Kimchi and Chips
Another Moon
(2021)

Q: Lors du Future Festival Lab de NEW NOW, on a examiné la notion de suffisance, selon laquelle au lieu de maximiser sans cesse notre production, on pourrait se concentrer sur l’essentiel et cultiver du contenu à l’intérieur d’un cadre fixe. En tant que festival qui s’implique non seulement sur le site de Zollverein, mais aussi dans toute la région, où pensez-vous que NEW NOW pourrait faire plus avec moins ?

A: J’apprécie beaucoup l’idée de la suffisance comme voie vers le développement durable, se concentrer sur ce qui est véritablement nécessaire pour mener une « bonne vie », comme le disent ceux qui soutiennent cette idée. L’atelier m’a rappelé que les festivals devraient privilégier la qualité plutôt que la quantité. Ce n’est pas tant une question de taille du public, du nombre d’artistes ou d’œuvres présentées, mais plutôt de créer des expériences significatives qui favorisent la transformation et la connexion. Nous devons façonner des espaces qui vont au-delà de la simple consommation de culture.

Une chose que j’aimerais voir davantage, c’est une meilleure communication entre les festivals et les institutions. Ce serait une bonne idée, par exemple, de coordonner d’autres spectacles, réunions ou événements pour un artiste, lorsqu’il ou elle doit se rendre en Europe pour un projet, afin de maximiser l’efficacité des émissions générées pour sa venue. Mais si on veut faire ça, par contre, l’exclusivité tant prisée par les festivals et programmes culturels doit s’assouplir. Nous avons besoin de collaborer.

« Je perçois un potentiel énorme dans le pouvoir politique des festivals, en ce qu’ils renforcent la société et se positionnent comme résilients face aux menaces qui pèsent sur la démocratie. »
Q: Quels sont d’autres domaines dans lesquels NEW NOW, et les festivals en général, devraient faire mieux ou innover s’ils veulent rester pertinents ? Un sujet vous habite particulièrement ?
A: Les festivals ont toujours été des occasions exceptionnelles pour favoriser la création de liens, bâtir des communautés et cultiver un sentiment d’appartenance, aussi bref soit-ils. Je suis convaincue que c’est l’un des aspects les plus précieux, surtout à une époque où l’isolement social est de plus en plus répandu et où les réseaux sociaux dominent comme principale source de connexion. Ces relations personnelles éphémères, établies en personne, revêtent une importance croissante. Je vois un potentiel immense dans le pouvoir politique que peuvent exercer les festivals, en renforçant la société et en se posant en remparts contre les menaces qui pèsent sur la démocratie. Pour moi, il ne s’agit pas tant d’innover que de reconnaître et de valoriser ce que les festivals apportent déjà à la société, afin de les cultiver davantage.
RAPPORT: Contredire la croissance (2023/08/14)
Rapport de lab : L’impact de la culture sur l’environnement devient de plus en plus important, et la crise climatique s’accélère. Pouvons-nous réduire l’impact de nos festivals ?

Il est difficile pour des gens travaillant dans le milieu des festivals, de recevoir tout ce que représente NEW NOW sans penser à ce que cette ancienne mine de charbon, avec ses imaginaires post-industriels, signifient pour la production culturelle. Il existe un lien direct entre le passé de Zollverein, marqué par une production effrénée de combustibles fossiles, et l’empreinte significative du secteur culturel. Bien que les festivals prônent souvent l’innovation, ils n’ont pas encore tout à fait abordé, ou reconnu, la question des véritables coûts associés à la logistique internationale et à la création de spectacles à grande échelle. Au contraire, la tendance va vers des événements plus grands et plus immersifs (ne cherchez pas plus loin que l’Outernet à Londres et la Sphère à Las Vegas) plutôt que vers des formats plus modestes. Ça soulève plusieurs questions : Comment mesurer l’implication du public de façon à considérer plus que les chiffres ? Comment mieux servir nos communautés ? Quel genre de précédents voulons-nous créer pour l’avenir ?

Les commissaires de NEW NOW, Jasmin Grimm et Rafael Dernbach, ont convié Wiktoria Furrer et René Inderbitzin, deux chercheurs du Centre de Connaissances pour le Développement Durable de Zurich (ZKSD), à explorer les sentiments du public ainsi que ceux de notre équipe. Un atelier a été organisé lors de la première fin de semaine, comprenant une série d’exercices d’autoréflexion et de visualisation. Notre groupe diversifié était encouragé à remettre en question les pratiques axées sur la croissance et à réimaginer la production culturelle ainsi que sa consommation.



Atelier : Patchwork Futures : Les défis de la suffisance avec Wiktoria Furrer & René Inderbitzin (Centre de connaissances de Zurich pour le développement durable)

Problématique: Les organisateurs et organisatrices de festivals continuent de perpétuer des pratiques de croissance infinie plutôt que de les remettre en question, sous l’influence des exigences des bailleurs de fonds et des fluctuations de l’économie de l’attention.
René Inderbitzin, chercheur en développement durable, encourage les participant·e·s à déterminer quels besoins doivent être poursuivis et ceux qui ne le devraient pas.
Vision : Ne vous laissez pas envoûter par les chiffres, quantifiez plutôt la valeur et l’impact sur la communauté.
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Future Festivals
Atelier

Le Club de Rome, un groupe de recherche international, a rédigé collectivement en 1972 le rapport intitulé Les limites à la croissance, qui a profondément influencé les pensées et les perceptions. Ce rapport a modélisé les boom économique et démographique jusqu’à la fin du 21e siècle, prévoyant, on s’en doute, des conséquences catastrophiques si les trajectoires actuelles étaient maintenues. Le modèle prévoit un dépassement des capacités suivi d’un effondrement et ce, avant 2070. Une autre recherche plus en détail visant à comprendre les causes et le processus derrière tout ça a mené à la rédaction d’un autre document phare, La Grande Accélération. Des chercheurs allemands ont utilisé des graphiques pour illustrer comment l’augmentation exponentielle du CO2 dans l’atmosphère, du méthane, de l’azote dans le sol, de l’acidification des océans et de la pollution plastique affecte directement la croissance économique mesurée par le PIB.

Il existe une tonne de preuves démontrant que la croissance économique est à l’origine de l’état d’urgence planétaire, nous expliquent d’entrée de jeu, Wiktoria Furrer et René Inderbitzin, chercheurs au ZKSD. Selon eux, l’éco-efficacité doit être au centre de la transformation de la société et de la production culturelle, car les stratégies actuelles en matière de développement durable, de rendement et de cohérence sont loin d’être insuffisantes. L’amélioration du rendement contribue à réduire l’utilisation de l’énergie et des ressources, mais l’augmentation de la demande annule souvent ces bénéfices. Par exemple, au cours des dernières décennies, les véhicules sont devenus plus économes en carburant, mais leur taille, leur poids et leur nombre ont également augmenté de manière significative. C’est ce qu’on appelle l’effet rebond. De plus, l’idée selon laquelle une transition vers les énergies renouvelables pourrait sous permettre de satisfaire tous nos besoins énergétiques de façon durable ne tient pas la route. Ce type de transition technologique est lent et nécessite une quantité considérable de ressources.

Notre groupe de recherche a vite admis que le secteur culturel partage lui aussi, cette obsession pour la croissance. « Ça importe peu aux bailleurs de fonds, si votre programmation est de qualité, ou si votre événement fait une différence dans la communauté », déclare Jeanne Charlotte Vogt, directrice du NODE Forum for Digital Art de Francfort. « Ce qui compte, en bout de ligne, c’est les statistiques : la quantité d’artistes impliqués, la taille du public, les mentions dans les médias et la portée dans les réseaux sociaux. Au bout d’un moment, ça finit par te rentrer dans la tête. » Cette pression pour performer ne se limite pas aux festivals eux-mêmes. En ligne, les festivals du monde entier sont en compétition, incités à générer sans cesse du nouveau contenu pour nourrir les algorithmes. « On est pris dans des infrastructures FOMO (qui ont peur de manquer quoique ce soit) » mentionne Rafael Dernbach de NEW NOW, « et elles nous maintiennent dans un état de stress permanent ».

​​Le personnel des festivals n’est pas le seul à vivre de l’épuisement à cause de la quête incessante de pertinence et d’attention. « La pression affecte aussi les artistes, ils sont obligés de produire, produire, produire, car les festivals et les institutions ont besoin de leurs premières », explique Jarl Schulp, directeur du festival FIBER d’Amsterdam. Une première impressionnante devient un impératif, alimentant ainsi un cycle d’extraction de contenu. Les journalistes culturels et critiques d’art, souvent sous-payés eux-aussi, contribuent à ce cycle en rédigeant des critiques élogieuses que les organisations peuvent utiliser pour justifier leurs actions auprès des bailleurs de fonds. « Contenu, trafic, public : tout devient des chiffres devant être compris par le système », grogne Maurice Jones, chef de projet de Future Festivals. La montée de ces chiffres assure la pérennité du système.

Problématique : Pour rester compétitifs, les festivals doivent constamment générer du contenu tout au long de l’année, ce qui met à rude épreuve leur personnel ainsi que le public.
Répartis en groupes, les participant·e·s se penchent sur les enjeux actuels comme la programmation et la communication.
Vision : Réduire la dépendance aux plateformes et abandonner les exigences algorithmiques, collaborer avec des pairs et faire moins, mais mieux.
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Future Festivals
Atelier

« Le mot suffisance vient de suffire, comme dans être suffisant », rappelle René Inderbitzin aux participants, avant de se lancer dans les séances de visualisation. Mais qu’est-ce qui suffit pour soutenir un festival ? Combien de ressources avons-nous réellement besoin, et comment devraient-elles être réparties à l’interne et au sein de leur écosystème ?

Naomi Johnson, la directrice d’imagineNATIVE, un festival de films et d’arts médiatiques autochtones basé à Toronto, rappelle au groupe que les communautés autochtones pratiquent la suffisance depuis des millénaires. « Nous ouvrons notre festival avec le wampum Un plat à une cuillère, un traité autochtone qui reconnaît le droit de chacun à manger et qui stipule qu’il ne faut jamais prendre plus que ce dont on a besoin », explique-t-elle. Ce type de valeurs va à l’encontre de tout ce qui est prôné dans les sociétés occidentales. « Nous sommes conditionnés à prendre non seulement ce dont nous avons besoin, mais plus, pour se préparer pour l’avenir », remarque Alain Mongeau. « Le simple fait d’exister est difficile ».

Pour aider tout le monde à identifier et à hiérarchiser leurs besoins, Furrer et Inderbitzin ont développé un modèle de feuille de route pour la suffisance qui s’étend jusqu’en 2050. Répartis en cinq groupes, les participant·e·s ont évalué leur situation actuelle, les obstacles auxquels ils font face à l’interne et à l’externe, et ont ensuite fait des exercices de visualisation pour explorer différents scénarios.

Les résultats obtenus résonnent avec de nombreuses difficultés et aspirations déjà soulevées par le groupe de recherche Future Festivals au début du projet. Tous s’accordent sur la nécessité de mettre fin au surmenage, à la surproduction et aux rapports de données aux paramètres malsains. Il est impératif de réduire notre dépendance aux plateformes numériques et notre obsession pour l’exclusivité et la nouveauté. En revanche, il existe un potentiel de croissance infinie pour des valeurs telles que l’équité et la solidarité. Tous conviennent que nous avons tous besoin de plus d’accessibilité, de transparence et d’espaces dédiés à la non-productivité.

À l’aide des feuilles de route pour la suffisance conçues par ZKSD, les participant·e·s formulent des visions audacieuses pour l’année 2050 et les moyens d’y parvenir.
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Future Festivals
Feuilles de route

Mais la transformation, elle commence où ? Le plus tôt possible, suggère Maurice Jones, avec une réforme de l’éducation. Les universités, de plus en plus privatisées, tendent à se transformer en espaces orientés vers la production de main-d’œuvre plutôt que de demeurer des lieux d’expérimentation et d’exploration. « Il faut améliorer les conditions pour les gens dans la recherche, afin qu’ils puissent se laisser porter par le processus sans subir la pression constante d’une éventuelle publication». Selon Jones, des modes de publication plus responsables pourraient contribuer à la production des connaissances. « On pourrait travailler sur moins de papiers, mais sur des articles de meilleure qualité, plutôt que d’ajouter du bruit ».

Il est essentiel d’adopter une approche plus responsable dans l’utilisation des réseaux sociaux. Plutôt que de produire continuellement du contenu générique pour tous, il serait bénéfique de développer des formes de communication plus personnalisées et plus directes. On doit aussi garder à l’esprit les publics qui ne sont pas sur internet, suggère Jeanne Charlotte Vogt. Dans tous les cas, nous devons reprendre le contrôle sur nos algorithmes, et pour y arriver, il est possible que nous devions boycotter les plateformes toxiques afin de recréer des réseaux plus sains. Comme l’a si bien dit Nora N. Khan, rédactrice invitée de HOLO, dans son tweet en soutien à la grève des scénaristes de la WGA en mai 2023, « Le contenu de l’année dernière est assez riche pour suppléer le siècle à venir». Son plaidoyer est un excellent argument en faveur de la suffisance.

Un autre consensus au sein du groupe : on pourrait accomplir bien plus avec une meilleure collaboration entre domaines, organisations et communautés. Il semble évident que le partage des connaissances et des ressources contribuerait à réduire les émissions et à renforcer la résilience, mais de nombreuses organisations travaillent de manière isolée. « On doit réaliser qu’on est pas les seuls à faire ce qu’on fait », exhorte Alain Mongeau à ses collègues, « Trouvez vos pairs, et créez des liens ! »

Everyone agrees that a lot can be achieved with more collaboration—across fields, organizations, and communities. Sharing knowledge and resources may seem an obvious way to reduce emissions and build resilience, but a lot of organizations work in isolation. “It’s important to realize that you’re not alone in what you’re doing,” Alain Mongeau urges fellow cultural workers. “Find your peers and connect with them!”

Assez tôt lors de l’atelier, les membres de la communauté culturelle présents se sont identifiés comme des médiateurs, des traducteurs, des navigateurs et des narrateurs : des personnes qui construisent des ponts entre les communautés, rassemblent divers acteurs sous une même vision et facilitent l’accès à la culture et à la connaissance. Sous cet angle, ils ont réalisé qu’ils sont bien positionnés pour contribuer aux efforts en faveur du développement durable. Si les prévisions du Club de Rome s’avèrent exactes, et une réévaluation datant de 2014 confirme qu’elles le sont, nous nous dirigeons d’une certaine manière vers une forme de décroissance. C’est à nous, qui façonnons la culture, de déterminer si cette décroissance prendra la forme d’un effondrement ou d’une réforme.

CONVERSATION: Wiktoria Furrer et René Inderbitzin mettent en pièces la rhétorique néolibérale de développement durable (2023/08/21)
« L’amélioration de l’efficacité énergétique et la transition vers les énergies renouvelables sont importantes, mais elles ne suffisent pas pour assurer une développement durable. »

Wiktoria Furrer et René Inderbitzin sont des chercheurs et éducateurs spécialisés dans le développement durable au Zurich Knowledge Center for Sustainable Development (ZKSD). Furrer (qui a depuis rejoint la FHNW School of Education en tant que responsable de l’éducation artistique et théâtrale) a étudié les sciences politiques et les médias culturels, et est titulaire d’un doctorat en analyse culturelle. Inderbitzin est titulaire d’un baccalauréat en sciences des ressources naturelles et d’un master en sciences de la durabilité.

Q: Si on la compare à des concepts tels que la décroissance et la justice environnementale, l’éco-efficacité est la moins connue dans le débat sur le développement durable. Que signifie le terme éco-efficacité et pourquoi est-elle importante en tant que stratégie ?
A: Le rendement et la cohérence sont deux approches clés pour atténuer les crises écologiques exacerbées par l’utilisation des terres, la surconsommation des ressources et la combustion des combustibles fossiles, et l’éco-efficacité vient compléter ces pratiques. Le rendement se concentre sur l’optimisation de l’utilisation des ressources lors de la production et de l’utilisation des produits, tandis que la cohérence introduit des technologies et des processus en harmonie avec les cycles naturels, tels que les énergies renouvelables et la circularité des matériaux. Ces stratégies sont essentielles, mais elles seules ne suffisent pas à garantir un développement durable. Les améliorations au niveau du rendement sont souvent annulées par une croissance de la demande globale, phénomène connu sous le nom d’effet rebond, où les économies réalisées en termes de ressources sont souvent réinvesties dans une consommation accrue. Les améliorations en matière de cohérence, de leur côté, sont lentes et dépendent toujours de l’extraction de ressources.

La suffisance permet de remédier à ces lacunes en préconisant une réduction globale de notre consommation d’énergie et de ressources. Cette stratégie est assez simple, en théorie. Consommer en fonction de ses besoins, et non de ses désirs, et vivre ce que les chercheurs Uwe Schneidewind et Angelika Zahrnt appellent « la bonne vie », tout en respectant les limites de notre écosphère. En plus de préconiser une réduction de la consommation, la suffisance encourage une transition vers une économie de partage qui met l’accent sur la réparation et la réutilisation. Ce processus implique de « désapprendre » les croyances néolibérales qui ont contribué à la création du mythe de la croissance infinie, de créer des nouvelles pratiques sociales et d’adopter de nouveaux modèles. Nous devons prioriser les richesses immatérielles, comme le bonheur ou le temps passé avec famille et amis, si on veut maintenir notre qualité de vie et améliorer notre bien-être général.

Il est important de souligner que les pratiques d’éco-efficacité sont particulièrement cruciales dans les pays du Nord. Historiquement et encore aujourd’hui, ces pays consomment la majorité des ressources mondiales, alors que les populations du Sud en subissent les conséquences.
« L’éco-efficacité signifie consommer en fonction de ses besoins, et non de ses désirs, et prioriser les richesses immatérielles comme le bonheur ou le temps passé avec famille et amis. »
Q: Au Centre de connaissances de Zurich pour le développement durable, vous avez travaillé sur des voies vers l’autosuffisance. À quoi ressemblent ces voies, et à qui s’adressent-elles ?
A: Le projet de recherche Pathways to Sufficiency, initié par le professeur d’informatique Lorenz Hilty et codirigé par le Dr Jeannette Behringer à l’Université de Zurich, est mené au Centre de Connaissances de Zurich pour le Développement Durable (ZKSD) et financé par la Fondation Hamasil. Dans le cadre de cette recherche, nous avons développé des ateliers sur la suffisance pour réunir des participant·e·s et leur permettre de collaborer sur l’élaboration d’idées et de projets. L’objectif est de favoriser une réflexion collective sur ce que signifie « une bonne vie », tout en explorant des avenues pour promouvoir des modes de vie plus durables et équilibrés.

On espère que ces exercices constituent une première étape en vers la suffisance. Nos ateliers se concentrent sur les échanges d’idées, la cocréation d’avenirs et l’apprentissage collectif, tout en explorant des stratégies pour concrétiser ces avenirs ensemble. Conçus pour un large éventail de publics, ils peuvent être adaptés à des groupes spécifiques en fonction de leurs besoins et de leurs intérêts. À ce jour, notre équipe a organisé des ateliers pour le grand public ainsi que des groupes plus ciblés tels que des écoles primaires, des étudiant·e·s en art et en design et des participant·e·s à des conférences universitaires. Plus récemment, nous avons eu l’occasion d’organiser des ateliers dans le cadre du festival NEW NOW. Nous travaillons présentement sur une série de publications pour faire connaître notre méthodologie et partager les résultats de toutes ces réflexions et collaborations.
Qu’est-ce qui est assez ? Wiktoria Furrer et René Inderbitzin guident les personnes travaillant dans l’organisation de festivals et les membres du public à travers une série d’exercices à propos de la suffisance au festival NEW NOW.
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Future Festivals
Atelier

Q: Entre l’emprise idéologique du néolibéralisme et la culture occidentale qui célèbre la consommation, quel est, selon vous, le plus grand obstacle à l’autosuffisance ?

A: Le problème fondamental réside dans un système économique basé sur l’idée de croissance infinie. Cette croyance est profondément ancrée dans notre société et entrave les changements structurels nécessaires pour rétablir l’équilibre entre l’humanité et la planète. Au niveau individuel, il est clair que le principal obstacle à la réduction de notre empreinte écologique n’est pas tant un manque de connaissances ou de motivation, mais plutôt un manque de temps. Ce manque de temps découle lui-même de pratiques qui exploitent les ressources de manière excessive et inefficace.

Q: Pouvez-vous partager un exercice simple pour aider nos lecteur·rice·s à identifier les potentiels de suffisance dans leur propre vie et dans leur pratique créative ? Quelle est la première étape ?
A: Il est indéniable que l’urgence d’agir se fait sentir. Mais comment demander aux gens d’appliquer l’autosuffisance dans leur vie, quand nos systèmes de gouvernance rendent la chose si difficile ? C’est ce qu’on appelle l’individualisation de la responsabilité, une tactique souvent associée au néolibéralisme. C’est pourquoi il est préférable de privilégier des actions collectives, que ce soit par le biais d’organisations et d’initiatives communautaires, par la participation politique active et par le vote. Il s’agit de mesures puissantes qui ont un impact bien plus profond que les petits changements que chacun peut faire individuellement. Cependant, il est également crucial d’examiner de manière critique nos choix quotidiens en matière de logement, de mobilité, d’alimentation, etc. Ça peut être un exercice enrichissant d’autoréflexion, nous permettant de nous recentrer sur nos propres valeurs plutôt que de nous comparer aux autres.
Changer les paramètres, pour plus d’accessibilité et une inclusivité radicale
Tournée Future Festivals :
MUTEK, Montréal (CA), 22–27 Août 2023
MUTEK24, Animistic Beliefs at SAT (photo: Gibelin Souchon)
MUTEK24: Hatis Noit at Place des Arts (photo: Vivien Gaumand)
MUTEK24 Experience at Quartier des Spectacles (photo: Bruno Aiello Destombes)
MUTEK24, Salamanda & VJ Myriam Boucher at the SAT Dome (photo: Frédérique Ménard Aubin)
Images:
MUTEK24
Spectacle

Montréal occupe une position privilégiée pour discuter de l’avenir des festivals. La ville est imprégnée d’art et de performance à longueur d’année, ayant vu plusieurs producteurs et productrices du milieu culturel gagner en renommée. Le Cirque du Soleil a transformé les arts du cirque en une industrie valant un milliard de dollars, Juste pour rire est un vivier légendaire pour les jeunes humoristes, et MUTEK est parmi les festivals de musique électronique les plus prestigieux au monde. Chaque année en août, cet amour pour MUTEK se manifeste de manière spectaculaire à l’Esplanade Tranquille. Au cœur du Quartier des Spectacles, à Montréal, cet espace public se transforme en une piste de danse bondée pendant une semaine.

MUTEK a été fondé en 2000 avec la mission de célébrer l’avant-garde de la musique technologique. À l’époque, il se distinguait des autres festivals et soirées en Amérique du Nord par son envergure et son ambition. MUTEK a pu attirer au Québec des figures de renommée internationale et a fait jouer à leur côté, des artistes électroniques canadiens. Des noms tels que Coil, Monolake, Matmos et Plastikman ont marqué les premières éditions, créant des ponts entre les artistes européens associés à des labels prestigieux et jouant dans les clubs les plus avant-gardistes d’Europe et la scène underground bouillonnante du Canada. Les responsables de la programmation de MUTEK ont délibérément choisi de se démarquer de la culture DJ dominante de l’époque, mettant plutôt l’emphase sur la performance de musique électronique live. Ordinateurs portables équipés des premières versions d’Ableton Live, synthétiseurs et boîtes à rythmes vintages, MUTEK n’a pas que transporté le studio sur scène, il l’a carrément placé au cœur de la fête.

Ordinateurs portables avec les premières versions d’Ableton Live, synthétiseurs et boîtes à rythmes vintages, MUTEK n’a pas que transporté le studio sur scène, il l’a carrément placé au cœur de la fête.

MUTEK est rapidement devenu un oasis pour les gens passionnés de musique électronique en Amérique du Nord, attirant aussi des « touristes de la techno » venant d’Europe, d’Amérique du Sud et d’Asie. Dès ses débuts, le festival a été un lieu où les rythmes analogiques et les paysages sonores du glitch numérique fusionnent avec des scénographies inventives et audacieuses. Ce terreau de collaborations entre musiciens et artistes visuels était si fertile qu’il a mené à la création d’A/Visions en 2007, un programme entièrement dévoué à l’expérimentation audiovisuelle en relation avec la musique électronique, offrant des expériences proches du cinéma et de la galerie.

En 2013, l’équipe de MUTEK a créé MUTEK_IMG afin de présenter le foisonnement qui se passait à l’époque dans les domaines de l’art numérique et des industries créatives, en particulier la réalité virtuelle. Ces nouveaux formats expérimentaux novateurs qui n’entraient pas exactement dans les paramètres du festival avaient désormais leur place. Le symposium MUTEK_IMG évoluera par la suite pour devenir le Forum MUTEK.

Quelles sont les nouvelles avenues pour la musique électronique ? Quels types d’esthétiques les technologies émergentes exploreront-elles et quels en seront les enjeux ? Comment les arts numériques peuvent-ils interagir avec des préoccupations sociétales plus larges (et avec un public plus diversifié) ? Ces questions, présentes à la création du festival guidaient toujours MUTEK, alors que le festival se développait et prenait de l’ampleur, créant des éditions satellites à Barcelone, Buenos Aires, Mexico, Tokyo et Santiago.

MUTEK24 Forum (photo: Maryse Boyce)
MUTEK24 Forum (photo: Maryse Boyce)
MUTEK24 Forum (photo: Maryse Boyce)
MUTEK24 Forum (photo: Maryse Boyce)
Images:
MUTEK24
Discours

On a vu une multitude de réponses à ces questions lors de la 24e édition montréalaise. Durant la nuit, on a assisté à des expériences uniques : Tim Hecker, revêtit de brouillard, a remplit l’espace de paysages sonores déroutants à couper le souffle, les voix dévastatrices d’Hatis Noit se sont fondues dans des images d’IA troublantes, et des légendes du dancefloor comme AUX88, Jennifer Cardini, μ-Ziq ont fait bouger des milliers de personnes jusqu’à l’aube. En journée, le Forum MUTEK nous a fait réfléchir : Sarah Meyers West, de AI Now Institute, a plaidé en faveur d’une réglementation et d’une responsabilisation des compagnies de Big Tech face à l’explosion des grands modèles de langage, Winslow Porter a partagé un peu de sa riche expérience, après une décennie d’expérimentations novatrices avec la réalité virtuelle, et Frankie Decaiza Hutchinson a partagé les difficultés qu’elle a rencontrées lors de la mise sur pied du festival de musique électronique New Yorkais Dweller, le premier exclusivement axé sur le soutien et la célébration d’artistes noir·e·s.

Le festival a été une plateforme essentielle pour faciliter les échanges, permettant à la scène montréalaise de connecter avec des artistes et chercheur·euse·s du monde entier. Parmi les participant·e·s à ces échanges dynamiques se trouvaient des membres de la communauté de l’animation et des jeux vidéo en réalité étendue (XR), des étudiant·e·s ainsi que des éducateur·rice·s de l’Université Concordia et de l’UQAM, des responsables de galeries d’art et d’institutions locales, des membres de la scène DIY et des communautés militantes.

Quelles sont les nouvelles avenues pour la musique électronique ? Quels types d’esthétiques les technologies émergentes exploreront-elles et quels en seront les enjeux ? Comment les arts numériques peuvent-ils interagir avec des préoccupations sociétales plus larges et rejoindre un public plus diversifié ?

Au-delà de mettre en avant les projets et recherches les plus novateurs dans le domaine des esthétiques post-digitales, MUTEK s’est fixé un défi majeur en tant qu’instigateur du projet Future Festivals. Une partie des conversations ayant lieu au Forum a servi à examiner les difficultés auxquelles les producteurs et les productrices font face et les domaines où ils et elles échouent, tout simplement. Même si les discussions étaient souvent sombres et pénibles, elles ont aussi été belles et pleines d’espoir. MUTEK reconnaît depuis longtemps son rôle de leader culturel, et malgré ses efforts pour renforcer l’inclusion, comme son engagement à atteindre une programmation composée de 50 % d’artistes identifiées comme femmes et sa politique d’accessibilité élaborée en collaboration avec le collectif Crip Rave, ces échanges ont révélé l’ampleur du travail encore à faire.

Domaines artistiques : Musique électronique, performance audiovisuelle, art numérique
Lieu : Montréal / Tiohtiá:ke / Mooniyang, Quebec, Canada
Lancement : 2000
Fréquence : Annual (fin août)
Visiteurs : ~66,500 (en 2023)
Équipe : 9 employés permanents
Structure : OBNL (Organisme à but non lucratif)
Financement : Public (national, provincial, municipal)
Satellites : Barcelona, Buenos Aires, Mexico City, Santiago, Tokyo
Types de présentation : 6 jours, 24 événements dans 6 lieux ; performances audiovisuelles à grande échelle, expositions immersives, spectacles de musique électronique, conférences, activités professionnelles

CONVERSATION: Alain Mongeau prend soin de la trame sonore mondiale (2023/09/18)
« Les festivals indépendants se font rares en cette période post-pandémique d’inflation et d’augmentation des coûts. Il existe des outils pour renforcer les communautés et ils sont plus nécessaires que jamais. »

Alain Mongeau est le directeur fondateur de MUTEK Montréal, le premier festival d’Amérique du Nord à explorer l’intersection entre la musique électronique, la recherche sonore et la créativité numérique. Auparavant, il a dirigé la division des nouveaux médias du Festival du Nouveau Cinéma (1997-2002) et a été directeur du sixième Symposium international des arts électroniques, ISEA95 (1995). Mongeau est titulaire d’un doctorat en communications et a enseigné les communications informatisées à l’Université du Québec (1990-1993).

Q: Au cours des 25 années d’existence de MUTEK, nous avons vu la musique électronique et l’art numérique évoluer des marges pour devenir des phénomènes culturels mondiaux, attirant souvent d’immenses foules. Selon vous, quel rôle les festivals comme MUTEK ont-ils joué pour permettre et faciliter cette ascension fulgurante ?
A: MUTEK a toujours eu pour mission de mettre de l’avant les formes d’art émergentes et de créer des liens entre Montréal et le reste du monde. À ses débuts, l’objectif était de combler l’écart avec ce qui se passait à l’étranger et d’encourager un dialogue entre les scènes artistiques d’ici et d’ailleurs. Il a fallu user de beaucoup de pédagogie pour expliquer ce que nous considérions à l’époque comme une nouvelle forme de pratique artistique, pour lui donner de la légitimité et de l’espace pour grandir. À partir du moment où la musique électronique et l’art numérique ont fait leurs preuves et montré qu’ils n’étaient pas que des tendances passagères, MUTEK a joué un rôle clé en tant que découvreur de talents, toujours à la recherche de l’avant-garde. Notre position d’événement culturel indépendant des pressions commerciales nous permet de tenir un rôle unique dans l’écosystème culturel. Je ne sais pas si MUTEK a contribué à cette « ascension fulgurante », mais je crois qu’on a aidé à donner un sens et nourri ce qui est devenu un véritable mouvement artistique.
« J’ai appris très tôt que la culture musicale indépendante a besoin d’être protégée par le renforcement de la communauté et de la solidarité. MUTEK a été une réponse directe à cela. »
Q: Revenons à l’an 2000, lorsque le premier MUTEK a émergé d’un Montréal foisonnant de culture, de musique et d’art médiatique. Quelles étaient les conditions à l’époque ? À quoi répondiez-vous ? Contre quoi étiez-vous en opposition ? Sur quelles bases vous êtes-vous appuyées lorsque vous avez conçu la première édition du festival ? Et comment est-ce que MUTEK s’est adapté aux circonstances changeantes au fil du temps ?
A: Au début des années 90, j’étais complètement immergé dans la scène rave, où j’ai découvert une culture musicale totalement nouvelle qui m’a profondément inspiré. À cette époque, on expérimentait déjà avec l’idée d’immersion : la musique coulait à flots de façon continue, entourée d’une scénographie sophistiquée avec un son surround, des vidéos, des lumières, des lasers… On repoussait sans cesse les limites, ça donnait une impression de révolution : la nuit explorée au-delà des heures habituelles, des lieux inhabituels transformés, et une culture underground qu’on devait préserver en renforçant la communauté, l’unité et la solidarité. Avec le temps, tout ça a été coopté par les forces obscures du mainstream, c’était inévitable. L’énergie créative qui m’avait tant inspirée menaçait de se diluer et de disparaître. C’est là que MUTEK a commencé, en réponse directe à cette perte de contrôle, comme une tentative de préserver l’idéalisme des débuts du mouvement.

En 1997, j’ai commencé à travailler au Festival du Nouveau Cinéma (FNC), où j’ai dirigé le volet nouveaux médias pendant cinq ans jusqu’en 2001, l’année où le festival a adopté le nom de Festival International du Nouveau Cinéma et des Nouveaux Médias de Montréal (FCMM). Mon mandat était alors de développer un programme de nouveaux médias en lien avec l’image en mouvement. À l’époque, personne ne savait vraiment ce que ça voulait dire. Ma stratégie consistait à créer un environnement inspiré par le livre de Hakim Bey, The Temporary Autonomous Zone (TAZ), paru en 1991, qui décrit des zones autonomes temporaires échappant aux structures de contrôle formelles. Au festival, les visiteurs pouvaient s’immerger dans la culture numérique du moment, avec une forte présence de la musique électronique. Je croyais alors que l’évolution de la technologie du son était un indicateur de ce qui allait se passer avec l’image en mouvement, étant donné que cette dernière nécessite plus de puissance informatique. C’est ainsi qu’est né le fameux Media Lounge du FCMM, où se sont déroulées les premières sessions de VJing à Montréal. Pendant les années où j’y ai travaillé, le FCMM était composé de trois volets : le long métrage, la vidéo et le court métrage, et les nouveaux médias. Ils coexistaient un peu maladroitement comme trois réalités parallèles, chacune avec des logiques différentes. En fin de compte, c’était presque comme avoir trois festivals en un, c’était excitant, mais ça demandait beaucoup de compromis et de compréhension mutuelle. En 1999, lorsque les bureaux du FCMM ont déménagé dans le nouveau complexe Ex-Centris, imaginé par le mécène Daniel Langlois, j’ai hérité du mandat de développer les nouveaux médias de manière plus étendue. C’est dans ce contexte qu’est né MUTEK, conçu comme l’envers de ce que je faisais au FCMM. Plutôt que de se concentrer sur les nouveaux médias en lien avec l’image en mouvement, MUTEK mettait l’accent sur le son. Le sous-titre de MUTEK était à l’époque Musique, son et nouvelles technologies.

« Dans la programmation, l’emphase était mise sur la musique électronique parce que je croyais que l’évolution de la technologie du son était un indicateur de ce qui allait se passer avec l’image en mouvement. »

Pendant deux ans, en 2000 et 2001, MUTEK et le Media Lounge du FCMM se sont relayés tous les six mois pour sonder le nouveau territoire médiatique sous tous ses angles. Puis le 11 septembre est arrivé, et ça a énormément impacté le Media Lounge. Durant les semaines qui ont suivi les attentats, les gens n’avaient plus envie de sortir et l’édition du FCMM de cette année-là a connu de lourdes pertes financières. La première mesure de redressement a été d’abandonner la branche des nouveaux médias, qui était assez coûteuse, et de reprendre le nom original de FNC. MUTEK, quant à lui, s’est progressivement détaché d’Ex-Centris pour voler de ses propres ailes et pour couvrir la création numérique de façon plus générale. Éventuellement, le sous-titre de MUTEK est devenu Créativité numérique et musique électronique. Avec le recul, MUTEK peut se vanter d’avoir été le premier événement entièrement numérique à Montréal, sans contrainte ni compromis.

C’est probablement moins connu, mais un facteur essentiel qui a contribué à l’expansion mondiale de MUTEK a été ma participation en tant que responsable de la programmation à l’ISEA95, le Symposium International des Arts Électroniques de 1995, à Montréal. Cette édition a connu un tel succès que l’ISEA a relocalisé son siège social à Montréal en 1996, et j’en ai assumé la direction jusqu’en 2000. Cette période m’a plongé dans les subtilités de la gestion d’une organisation internationale, avec ses politiques et ses tensions internes. Pendant mon mandat, le symposium de l’ISEA a eu lieu à Rotterdam, Chicago, Liverpool/Manchester et Paris, ce qui m’a permis d’acquérir des connaissances inestimables pour naviguer dans les complexités du secteur culturel dans différents pays. Avec MUTEK, j’ai pu mettre en pratique ces nouvelles compétences de diplomatie en action, dans un contexte où tout restait à faire, en terrain inconnu.

« Le sous-titre de MUTEK est devenu Créativité numérique et musique électronique. C’était le premier événement entièrement numérique à Montréal, sans contrainte ni compromis. »
Q: En plus d’attirer un public passionné d’art et de musique, MUTEK s’adresse également à la scène locale de la tech créative et des start-ups. Par exemple, au Forum, on peut découvrir les dernières avancées en IA et en XR. Quel rôle joue le public professionnel dans la pertinence et le succès du festival ? Comment peut-on adresser efficacement ces divers publics de manière à satisfaire tout le monde ?
A: MUTEK a toujours eu ce que nous appelons une composante de jour. Au départ, c’était principalement la programmation artistique. Elle fonctionnait comme un médiateur culturel, créant un lien entre les artistes, la technologie et le public. En 2013, nous avons lancé le Forum MUTEK_IMG, un événement distinct organisé six mois après le festival. Axé sur la création numérique, il visait à combler le vide laissé par la disparition du Media Lounge. C’était en quelque sorte une reconnaissance du fait qu’il y avait beaucoup plus à explorer, à l’intersection de l’art et de la technologie numérique.

Puis, pour le 20e anniversaire de MUTEK en 2019, nous avons pris la décision stratégique d’aligner le Forum sur les dates du festival, faisant du Forum la composante de jour officielle de MUTEK. Le Forum suit sa propre logique, il est libre d’explorer les sujets qu’il souhaite dans sa programmation, qu’il s’agisse d’innovation technologique, d’impacts sociaux ou de développement durable. Il agit comme un radar scrutant les nouveaux enjeux, les tendances émergentes et les territoires inexplorés, les intégrant par la suite à sa programmation. Nous pensons qu’avec le temps, le Forum façonnera progressivement le festival ou, qu’à l’inverse, le festival s’adaptera pour mieux rencontrer les questions abordées lors du Forum. Plus ils seront cohérents et à l’unisson, plus les frontières entre les différents publics finiront par s’estomper.

Q: Si on compare avec d’autres régions en Amérique du Nord, la province de Québec est réputée pour son généreux soutien aux arts. Il y a une multitude de festivals à Montréal qui en bénéficient. Selon vous, d’où provient cette appréciation pour la culture en comparaison avec d’autres villes ? Quelles initiatives, ou politiques municipales, trouvez-vous particulièrement utiles et dignes d’être imitées, et qu’est-ce qui pourrait être amélioré ?

Au Québec, la culture a toujours joué un rôle crucial comme rempart contre l’assimilation imminente. La province, avec ses 8 millions de francophones, est une petite île au milieu d’une mer de plus de 350 millions de personnes qui parlent principalement anglais. Quant à lui, le Canada est bien conscient de l’influence massive de la culture américaine et il adopte des politiques protectionnistes pour maintenir et soutenir sa propre culture nationale. Les trois niveaux de gouvernement, fédéral, provincial et municipal, finissent par soutenir la culture à un degré différent. C’est assez difficile de se plaindre car nous sommes privilégiés par rapport à de nombreux autres pays. Par contre, il y a toujours place à l’amélioration, et pour un plus grand soutien, en particulier pour les festivals de petite et moyenne envergure comme MUTEK.

« La communauté créative du Canada est au cœur de l’identité de MUTEK. Notre engagement à ce que 50 % des artistes présenté·e·s soient canadien·ne·s nous oblige à prêter attention à ce qui se passe dans la scène locale. »
Q: En mettant de l’avant des premières nord-américaines, MUTEK joue souvent le rôle de tremplin pour des carrières internationales, en particulier pour les artistes canadien·ne·s. Quelle responsabilité le festival a-t-il envers les scènes locales et régionales, surtout envers les artistes qui ne bénéficient pas du soutien habituel au Québec ? Comment le festival construit-il des relations au Canada et à l’étranger, et quel type de réciprocité espérez-vous pour les communautés locales, en retour ?
A: La communauté créative du Canada est au cœur de l’identité de MUTEK. Dès le début, nous nous sommes engagés à ce que 50 % des artistes présenté·e·s soient Canadien·ne·s. Ça nous oblige à rester au courant et à prêter attention à ce qui se passe sur le terrain. C’est un peu plus facile de le faire à Montréal et l’appel de projets que nous faisons à chaque année nous permet de ratisser plus large. De nombreux artistes nous contactent de cette façon et chaque année, le nombre d’applications ne cesse d’augmenter. L’année 2023 a d’ailleurs été une année record avec plus de 450 soumissions.

La relation avec les communautés créatives locales et nationales est l’une des raisons d’être d’un festival comme MUTEK. C’est un peu comme le sang qui circule dans nos veines et qui maintient notre système en vie, c’est un lien qui définit et façonne notre identité. C’est pourquoi lorsque MUTEK est invité à organiser un événement à l’étranger, nous nous efforçons d’y inclure des artistes canadien·ne·s. Pour cette raison, lorsqu’une branche de MUTEK s’établit dans un autre pays, nous nous assurons que les organisateurs et les organisatrices souhaitent développer et entretenir un lien fort avec leur propre communauté immédiate. La pandémie a fait ressortir la résilience de notre réseau international, je crois. À Montréal, par exemple, nous avons beaucoup travaillé pour présenter des versions hybrides du festival, à la fois en personne et en ligne. Ça a permis aux artistes de maintenir leurs activités en les connectant à des publics d’ici et d’ailleurs. Les branches de MUTEK ont également adopté des approches similaires. Ces gestes de solidarité mutuelle ont renforcé le concept de communauté créative mondiale.
Q: Les ramifications de MUTEK à Barcelone, Buenos Aires, Mexico, Tokyo et Santiago parlent de la musique électronique comme ayant un pouvoir unificateur qui transcende les différences régionales et culturelles. Quelle est la philosophie et la logique opérationnelle derrière le développement de ces branches relativement indépendantes de MUTEK ? Qu’avez-vous appris en étant confronté à leurs différentes réalités sur le terrain ?
A: L’histoire de notre présence internationale est vraiment pleine de surprises. Quand MUTEK a débuté à Montréal, c’était en partie parce que je me sentais isolé, surtout par rapport à ce qui se passait en Europe. Après notre première édition, plusieurs artistes et festivals venant de différentes villes européennes nous ont tendu la main. C’était une surprise, et un signe que nous faisions quelque chose de bien ! La première invitation officielle est venue de Berlin, du festival CTM (appelé Club Transmediale à l’époque). Ça a donné la soirée GO MUTEK ! en février 2002.

Au départ, l’idée d’organiser des éditions de MUTEK à l’étranger ne faisait pas partie de nos plans, elle s’est développée de manière organique. La première a eu lieu au Chili au début de l’année 2003. Après avoir accueilli Ricardo Villalobos et Martin Schopf (Dandy Jack) avec leur projet Ric y Martin à MUTEK 2001, Martin a pensé que le Chili avait besoin d’un festival comme MUTEK. Lorsque j’ai visité le pays à la fin de l’année, il m’a présenté à Pol Taylor, qui avait déjà organisé quelques événements mémorables, et ça marque le début de notre histoire ensemble. Ensuite, c’était au tour de Mexico, une autre séquence d’évènements inattendue. À l’automne 2003, le Québec a été l’invité d’honneur de la Foire Internationale du Livre de Guadalajara. MUTEK a participé aux activités culturelles entourant cet événement en organisant une mini-tournée du festival MUTEK dans trois villes : Tijuana, Guadalajara et Mexico. MUTEK est resté à Mexico depuis !
« Le réseau international de MUTEK démontre que la musique électronique est un langage universel capable de combler les différences entre les régions et les cultures. En un sens, la musique électronique est comme la trame sonore de la mondialisation. »

On pourrait consacrer un chapitre entier aux circonstances qui nous ont conduits dans diverses régions du monde, mais quand je prends du recul, une image d’ensemble se dessine. La conviction que la musique électronique est un langage universel capable de combler les différences entre les régions et les cultures sous-tend le développement du réseau de ramifications semi-indépendantes de MUTEK. En un sens, la musique électronique est comme la trame sonore de la mondialisation.

Chaque branche de MUTEK célèbre ce « langage universel » avec une certaine autonomie lui permettant de s’adapter à son contexte local. Cette approche favorise la diversité au sein d’un cadre commun. La gestion des réalités disparates, sur le terrain, nous a appris l’importance de la flexibilité, de la sensibilité culturelle et de la collaboration. Il est crucial de reconnaître et de respecter les difficultés, les opportunités et les expressions artistiques propres à chaque lieu. Cette réalité nous pousse sans cesse à repenser l’équilibre entre la cohérence de l’identité mondiale de MUTEK et la place laissée à l’interprétation et à l’innovation locales. Apprendre des expériences variées de chaque lieu enrichit tout le réseau en favorisant un échange dynamique d’idées, de talents et de perspectives culturelles. En fin de compte, le réseau de MUTEK fonctionne comme une grande famille, avec ses hauts et ses bas. Je pense que c’est ce qui rend notre approche assez unique.

Q: Au-delà de son engagement envers les artistes et les gens œuvrant dans le domaine culturel, MUTEK a soutenu activement depuis de nombreuses années les gens gravitant autour de l’écosystème des festivals, dont HOLO fait partie. Pouvez-vous élaborer sur le rôle de ces derniers dans la communauté, comme les médias indépendants, les maisons de disques et les développeurs de logiciels, par exemple ? Comment les festivals peuvent-ils les impliquer davantage de façon plus significative ?
A: Un festival comme le nôtre ne pourrait pas exister sans ces collaborations avec différents milieux. Nous sommes tous interdépendants au sein d’un même écosystème et chacun de nous a un rôle essentiel à jouer. En tant que festival bénéficiant d’une certaine visibilité, nous sommes en mesure d’assumer la responsabilité de représenter notre communauté et de la célébrer. C’est pourquoi nous cherchons constamment à établir des partenariats et des collaborations, tout en cherchant à créer plus d’opportunités de réseautage à travers les événements que nous organisons. En reconnaissant et en valorisant l’importance de tout ce réseau culturel au sens large, nous contribuons non seulement à promouvoir un paysage créatif plus inclusif et diversifié, mais nous renforçons également la durabilité et la croissance globale de notre communauté créative.
Q: Dans le groupe Future Festivals, nous explorons fréquemment l’idée des festivals comme des baromètres sociaux, des incubateurs d’innovation culturelle et de havre pour la santé mentale. À votre avis, quelle est la fonction principale des festivals à l’ère numérique ? Et comment voyez-vous leur pertinence évoluer dans le futur ?
A: Dans le paysage néolibéral actuel, les festivals indépendants (ou DIY) semblent être de plus en plus menacés. Généralement, j’essaie d’éviter de sombrer dans des excès de négativité quant à l’avenir de la culture, et je ne suis pas nécessairement pessimiste à propos de MUTEK, mais je trouve ça difficile de savoir combien de festivals parviendront à survivre à notre époque post-pandémique, marquée par l’inflation, l’augmentation des coûts, et une compétition darwinienne où seule la « survie du plus apte » semble prévaloir. Cela dit, je suis convaincu que notre niche culturelle est profondément résiliente et qu’elle continuera à se renouveler. Les festivals deviendront des exemples, grâce à leur capacité à renforcer la communauté et à encourager la pratique artistique.
« Mon conseil aux futurs organisateurs et organisatrices : commencez modestement, construisez lentement et ancrez-vous bien dans la communauté locale. »
Q: Quel conseil donneriez-vous aux futurs organisateurs et organisatrices de festivals, sachant que la transmission d’expertise peut être complexe dans le domaine culturel en raison des nombreuses spécificités locales ?
A: Je dis toujours qu’il faut être un peu fou pour lancer un festival, et c’est encore plus le cas aujourd’hui. Mon premier conseil est toujours le même : pensez-y bien avant de vous lancer dans l’aventure. Cela dit, il est difficile de résister à la magie d’un festival bien réalisé, je comprends ceux et celles qui veulent en faire l’expérience. Je suggère de commencer modestement et de construire lentement, brique par brique. Il est essentiel de bien s’ancrer dans la communauté locale. Impliquez autant de gens que possible dans votre projet, pour que la fonction du festival, ainsi que sa raison d’être, soient bien enracinés dans son contexte immédiat. Après avoir observé la mise en œuvre de MUTEK dans différentes villes à travers le monde, j’ai appris que chaque lieu présente ses propres défis uniques. Naviguer entre l’implication de la communauté créative locale, trouver un public, trouver des financements privés et/ou publics, c’est comme résoudre une équation complexe à chaque fois. Pour réussir un festival, il faut trouver un équilibre délicat entre tous ces éléments. Et vous ne réussirez que si vous êtes authentique et patient.
RAPPORT: Lutter contre l'austérité et le racisme structurel (2023/09/25)
Rapport de lab: Les festivals s’expriment sur l’austérité, le racisme structurel et la connexion avec le public

Chaque année, MUTEK attire des dizaines de milliers de personnes de partout dans le monde (66 500 en 2023 pour être précis), attirant non seulement les passionné·e·s d’art et de musique, mais aussi ceux et celles qui organisent des festivals et qui font partie du milieu culturel. Les gens de l’industrie viennent pour y découvrir de nouveaux talents, prendre le pouls des dernières tendances et pour bavarder à propos de la scène. Maurice Jones, à l’origine du projet Future Festivals, et Sarah Mackenzie, directrice créative du Forum MUTEK, ont souhaité tirer profit de leur présence en ajoutant une série d’événements appelés Future Festivals Labs. Les gens du secteur culturel, et particulièrement ceux impliqués dans l’organisation de festivals, étaient encouragés à se montrer vulnérables et à prendre parole franchement dans le cadre de conversations rarement entendues par le grand public. Au lieu de parler de succès ou de programmation, ces porte-paroles pour des festivals comme Dweller, imagineNATIVE et NEW NOW, ont pu parler de leurs difficultés et dire clairement là où les choses doivent changer. Lors du premier jour du Forum, le 22 août, le discours d’ouverture et la table ronde qui s’en est suivie ont permis d’entrée de jeu d’aborder une multitude de préoccupations qui poursuivent le milieu culturel, allant de l’éthique et de l’équité à l’éternelle angoisse liée au financement, tout en passant par les doutes existentiels à propos de la valeur accordée aux arts par le grand public.



Discours d’ouverture : “Festivals as Radical Rituals” avec Frankie Decaiza Hutchinson (Dweller)
Table ronde : “Forging New Horizons” avec Maurice Jones (MUTEK), David Lavoie (Festival TransAmériques), Jasmin Grimm (NEW NOW), Naomi Johnson (imagineNATIVE)

Problématique : Même après le mouvement Black Lives Matter, les clubs de musique électronique et les festivals continuent de marginaliser les artistes noir·e·s.
Frankie Decaiza Hutchinson de Dweller explique les raisons derrière la création d’un festival de musique mettant exclusivement en avant des artistes noir·e·s.
Vision: Mettre de l’avant la représentation dont vous rêvez, prioriser l’équité avant tout, et persévérer malgré les critiques.
Image:
Future Festivals
Discours d’ouverture

La house et la techno ont pris naissance dans les communautés noires, mais on ne s’en douterait pas en regardant le circuit international des festivals et des clubs, où la programmation est largement dominée par des hommes blancs, cisgenres et hétérosexuels. Frankie Decaiza Hutchinson souligne, lors de sa présentation au Forum MUTEK intitulée Festivals as Radical Rituals, que c’est cette absence de représentation qui a inspiré la création de Dweller, un festival de musique électronique dont elle est à l’origine. Après s’être investie dans Discwoman, son agence de booking pionnière (aujourd’hui disparue) visant à promouvoir et à supporter les femmes et les musicien·ne·s électroniques non binaires, Hutchinson a organisé une nuit de musique house et techno au Bossanova de Brooklyn pour célébrer le Mois de l’histoire des Noirs en 2019. « Organiser un festival avec exclusivement des artistes noir·e·s, ça met en lumière ce qui se passe dans l’industrie au sens large, ça crève les yeux. », affirme Hutchinson.

Corriger un manque de représentation crée une communauté. L’équipe de Dweller, multigénérationnelle, comprend des figures telles que Juliana Huxtable, Jeff Mills et Dreamcrusher, et elle s’agrandit sans cesse, à un point tel que Hutchinson se demande comment accommoder le nombre croissant d’artistes qui veulent participer. Les festivals ont d’autres façons de s’engager avec le public, comme en témoigne Ryan Clarke, rédacteur en chef du blog de Dweller. Il a utilisé la pause de concerts qu’a suscitée la pandémie pour mettre sur pied une collection d’articles d’archives (et de mixes) offrant une analyse critique de la musique électronique noire. Récemment, le spectre du blog s’est étendu pour inclure des ressources sur la solidarité afro-palestinienne.

S’opposer au statu quo suscite inévitablement des réactions négatives. « J’ai une vision très sombre de toute cette industrie », partage Hutchinson dans un moment de franchise désarmant, en parlant des compagnies de production internationales en général. Quand une femme de couleur lui a demandé comment avancer sans être constamment en colère, Hutchinson a répondu que « les artistes ne devraient pas se sentir coupables de faire ce qu’il faut pour survivre ». Il incombe aux producteurs et aux productrices de rendre les écosystèmes culturels plus inclusifs afin que les futures générations d’artistes n’aient pas à faire autant de compromis lorsqu’ils envisagent leurs opportunités de booking.

Problématique : En plus des répercussions de la pandémie, comme les fermetures et la hausse des coûts, le manque de compréhension du travail des festivals aggrave la situation.
Maurice Jones (MUTEK), Jasmin Grimm (NEW NOW), David Lavoie (Festival TransAmériques) et Naomi Johnson (imagineNATIVE) discutent des réalités après la pandémie et de « nouveaux horizons » possibles.
Vision: Le secteur culturel doit se rassembler pour montrer qu’il innove, crée des emplois et enrichit la vie en général.
Image:
Future Festivals
Table ronde

La pandémie a fait des ravages dans tous les domaines de la société, et son impact sur le secteur culturel a certainement été brutal, et profond. On a assisté à des bouleversements de programmations et de budgets, plusieurs projets pluriannuels étant du même coup annulés ou réduits du jour au lendemain et la pression, immense, a complètement terrassé un personnel déjà surchargé. « Je n’ai pas eu le luxe de changer de carrière comme beaucoup l’ont fait durant la pandémie, j’ai dû tenir bon », a partagé Naomi Johnson à propos des difficultés rencontrées pour mener à bien le festival imagineNATIVE ces dernières années. Les autres panélistes, David Lavoie du Festival TransAmériques et Jasmin Grimm de NEW NOW, ont partagé des récits similaires de frustration et de résilience. Grimm se demande d’ailleurs : « Comment garantir que les leçons apprises au courant des trois dernières années continuent de nous orienter pour l’avenir ? »

Ironiquement, le présent pourrait être plus difficile que les années 2020-2021. Lorsque l’économie s’est arrêtée, au moins, il existait des programmes de soutien pour les organismes culturels. « Maintenant que la pandémie est derrière nous, nous devons faire face aux coupes budgétaires », observe Jones de MUTEK. Cette austérité, aggravée par l’inflation et par l’augmentation des coûts des vols et des chambres d’hôtel, a sérieusement impacté les budgets de programmation. En février 2023, Lavoie était tellement préoccupé par les signes avant-coureurs qu’il voyait se profiler qu’il a contribué, avec d’autres producteur·rice·s du domaine artistique, à la rédaction d’une lettre ouverte adressée aux citoyens de Montréal, les avertissant que leur « capacité à proposer des programmes significatifs et à contribuer au marché de l’emploi et à l’économie en général était menacée ». Certains festivals seront assez souples pour s’adapter et perdurer, mais parfois, les organisations doivent aussi mourir, remarque Lavoie avec désinvolture.

En plus des difficultés de capacité et de financement, un autre problème majeur est le manque de transparence du secteur culturel. « Nous sommes vraiment inefficaces pour faire prévaloir nos besoins », observe Jones. Il souligne que les équipes de festivals sont souvent trop occupées pour s’assurer qu’au-delà des festivalier·ère·s, le grand public comprend également la valeur de ce qui est créé. Les arts comme la danse, le théâtre, les médias autochtones, l’art numérique ou la musique électronique, peuvent être impénétrables pour le grand public et ça pose parfois un défi significatif. « Les arts ont été systématiquement marginalisés dans tous les aspects de la vie publique. On voit aujourd’hui des générations de personnes qui ne comprennent pas comment les arts peuvent enrichir leur quotidien », ajoute Johnson.

Face à des perspectives économiques sombres, la nécessité est source d’innovation. Si, après des décennies de financement stable, les festivals et les arts doivent montrer au public comment ils génèrent des emplois, stimulent l’économie et enrichissent la vie, alors qu’il en soit ainsi.

DISCUSSION: Crip Rave milite pour l’accès et la justice pour les personnes handicapées (2023/09/29)
« Accorder de la valeur aux besoins des personnes Crip, Folles, Malades, Sourdes et Handicapées rend un événement plus accessible pour tout le monde. »

Fondé par Renee Dumaresque et Stefana Fratila, toutes deux organisatrices Folles et Crip s’inscrivant dans la lignée des mouvements de Justice pour les personnes handicapées (ou Justice Handie), Crip Rave est un collectif prenant la forme de plateforme événementielle et de cabinet de conseil basé à Toronto. Crip Rave met de l’avant et priorise les corps et les esprits des personnes handicapées à travers la création d’espaces de rave plus sûrs et accessibles.

Q: Pourriez-vous décrire comment vos expériences avec la douleur chronique et l’environnement du dancefloor ont inspiré la formation de votre collectif ?
A: Nous nous sommes rencontrées en 2018, et nous nous sommes vite liées en partageant notre amour pour la musique électronique et nos expériences personnelles avec le handicap, la folie et la douleur, qu’elle soit physique ou psychique. Nous nous sommes rendues compte que nous avions toutes les deux vécu des situations similaires sur les pistes de danse et dans les raves, notamment concernant la douleur, comment elle se manifeste et se ressent différemment. Le dancefloor a le potentiel de faire émerger des états altérés qui offrent une sensation d’évasion et en même temps, une présence magnifiée. C’est ce potentiel de connexion (et de déconnexion) qui nous inspire et guide notre travail. Notre collectif est né de notre passion pour ces expériences vécues et de notre désir de les enrichir encore plus. Ce sont finalement les parcours et les compétences de chacune qui ont façonné le projet tel qu’il est aujourd’hui, Stefana en tant que DJ et artiste sonore, et Renee en tant qu’organisatrice communautaire impliquée de longue date dans les mouvements de justice sociale.
« Nous employons les termes « Crip » et « Fou » parce qu’ils sont politiquement chargés et qu’ils ont été réappropriés par diverses communautés concernées par le handicap, la santé mentale, la douleur chronique et la maladie. »
Q: Vous organisez des événements radicalement accessibles pour démontrer ce qui est réellement possible. Pourriez-vous nous parler des raves que vous avez organisées ? Quelles étaient leurs principales caractéristiques en termes d’accessibilité, et comment ont-elles été accueillies par le public à qui elles étaient destinées ?
A: Nous avons lancé notre première soirée en 2019, dans le cadre du festival queer Bricks and Glitter, à Toronto. Depuis, nous avons plutôt collaboré avec d’autres festivals et promoteur·rice·s. En octobre 2023, nous avons proposé Ciel comme tête d’affiche pour le Gray Area Festival à San Francisco, et début décembre, nous avons participé à Pique à Ottawa, avec Regularfantasy et Venus in Foil. Que ce soit en organisant nos propres événements ou en collaborant avec d’autres, nous adoptons toujours une approche inclusive pour déterminer ce qui rend un espace, une communauté ou une pratique créative accessible à tous. Plusieurs aspects sont essentiels selon nous, comme l’accessibilité du lieu comme tel, l’aménagement d’espaces de repos loin de la musique, avoir des prix abordables, une assistance sur place, de l’eau gratuite et du matériel de réduction des méfaits. Nous avons également recherché plusieurs avenues pour faciliter l’expérience sensorielle de la musique, notamment en utilisant le ASL (American Sign Language) pendant les sets où la parole occupe une place importante, en explorant la réactivité du visuel avec la musique et en ajoutant des descriptions de la musique dans le visuel. Une grande importance est accordée à la communication des informations sur l’accessibilité des événements et nous utilisons une conception graphique accessible dans nos promotions. Nous donnons aussi la priorité à l’accessibilité lors des négociations avec les artistes, par exemple, en utilisant des riders d’accessibilité.

Les réactions de la communauté Crip, Folle, Malade, Sourde et Handicapée ont été extrêmement positives. Il a été également très intéressant d’entendre des personnes qui ne s’identifient pas comme handicapées dire à quel point leur expérience s’est améliorée grâce à ces changements. La plupart des gens veulent avoir accès à de l’eau gratuite, à un endroit où s’asseoir et à une salle pour décompresser. Nous espérons que chacun·e, quelle que soit sa situation de handicap, son identité ou son expérience, reconnaîtra qu’il est essentiel d’améliorer l’accessibilité dans la culture rave et celle de la musique électronique. Accorder de la valeur aux besoin des personnes Crip, Folles, Malades, Sourdes et Handicappées rend un événement plus accessible pour tout le monde.
The live feed of a December 2023 Crip Rave event at Ottawa’s Pique included ASL music interpretion by Gaitrie Persaud, here for Canadian music artist Arthritis Kid.
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Crip Rave
ASL en direct
(2023)

Q: La cabine de DJ est un espace très codé. Chaque geste musical est chargé de significations et de nombreuses règles tacites déterminent qui y a accès. En 2021, cet espace a été scrupuleusement examiné lors d’un atelier organisé par Syrus Marcus Ware. Pourriez-vous nous parler de cet atelier et expliquer à quoi ressemblerait une cabine de DJ plus accessible et inclusive ?

A: L’atelier de Syrus Marcus Ware s’appelait Cripping the DJ Booth. Tout d’abord, dans la communauté, nous utilisons des termes comme « Crip » et « Fou » car ils sont politisés et ont été réappropriés par diverses communautés concernées par le handicap, la santé mentale, la douleur chronique et la maladie. Ces termes peuvent être adoptés comme identités. Il est important de spécifier qu’on cherche également à améliorer les conditions pour toute personne partageant des expériences similaires, indépendamment du vocabulaire spécifique que chacun·e adopte ou de l’identité de chacun·e. Le mot « Crip » fait également référence à une orientation politique et artistique, à une praxis qui expose et contrarie le capacitisme, le sanisme et l’audisme, par exemple, et les façons dont ils façonnent les espaces non handicapés. En abordant la cabine de DJ sous un angle politique Crip, Syrus a proposé aux participant·e·s d’apprendre à interagir avec la technologie de manière adaptée à leur propre corps et esprit, plutôt que de s’adapter à elle. Il a présenté des méthodes variées telles que créer des playlists prenant en compte les pauses toilettes, utiliser la dimension multisensorielle du son à travers une performance visuelle, et reconnaître l’importance des basses et des vibrations pour les personnes sourdes. Syrus a également préconisé l’intégration d’archives militantes et abolitionnistes dans les sets de DJ, et a souligné l’importance de pratiquer le DJing en tenant compte de la justice économique. Il a affirmé que « les personnes Crip sont souvent sous-représentées, avec énormément de talent et pas assez de ressources ».

Une grande partie de ce que nous faisons consiste à remettre en question les conceptions étroites et limitatives qu’ont les gens à propos du handicap, en montrant que les DJ et producteur·rice·s Crip sont déjà là, dans la salle. En même temps, nous cherchons à réviser les normes de l’industrie et de la société qui les ont souvent exclues en rendant l’accès impossible.

« Une grande partie de ce que nous faisons consiste à remettre en question les conceptions étroites et limitatives qu’ont les gens à propos du handicap, tout en cherchant à réviser les normes de l’industrie et de la société qui les ont souvent exclues en rendant l’accès impossible. »
Q: En 2022, vous avez apporté votre expertise à MUTEK pour la mise en place de leur politique d’accessibilité. Comment avez-vous évalué leurs opérations et identifié les secteurs nécessitant des améliorations ? Quels aspects de cette nouvelle politique vous ont particulièrement plu ?
A: Travailler avec MUTEK a été une expérience passionnante car ils avaient déjà consacré beaucoup de temps et d’énergie à renforcer l’accessibilité dans leurs pratiques, quand nous avons commencé à collaborer. Nous avons pu travailler ensemble étroitement pour aller encore plus loin. Notre implication a été particulièrement intense lors du festival de 2022 à Montréal, où nous avons aidé à définir des objectifs réalistes pour cette année-là et à mener un audit d’accessibilité aligné sur leurs objectifs spécifiques. Nous avons ensuite utilisé ces résultats pour concevoir, avec eux, un plan d’action pour l’année suivante.

Nous encourageons toujours les festivals et les événements à commencer avec ce qu’ils ont. L’approche Crip démontre l’importance d’un progrès continu et réfléchi plutôt que d’agir sous pression et dans l’urgence.
L’artiste et DJ Regularfantasy participant à l’évènement de Crip Rave à Ottawa (Photo: Curtis Perry)
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Crip Rave
Événement live
(2023)

Q: Les grands festivals, les clubs et les communautés DIY entretiennent différents types de relations avec le capitalisme. Quelles distinctions observez-vous en ce qui concerne leur engagement pour les droits des personnes handicapées ? Où observez-vous les avancées les plus significatives ?

A: Il existe certainement un large éventail de pratiques, mais les avancées les plus significatives se produisent sans aucun doute dans les espaces DIY et underground. Ces derniers cherchent à créer des événements de qualité et ce, avec moins de ressources financières. Ces collectifs et ces espaces ont consacré un effort considérable pour créer des environnements plus sûrs et plus inclusifs, ainsi que pour inclure davantage de talents sous-représentés. Ces pratiques ont toutes un impact direct et indirect sur l’accessibilité. De plus en plus, nous voyons que les promoteur·rice​​s et les festivals s’intéressent de plus en plus à ces questions et cherchent activement à apprendre et à apporter des changements dans leur façon de faire, pour retirer les obstacles auxquels sont confrontées les communautés de personnes handicapées.

Notre engagement envers la justice économique implique de résister à la tendance qu’à le capitalisme de prioriser le profit avant tout, tout en reconnaissant la nécessité pour les individus de gagner leur vie à l’intérieur de ce système. La plupart des organisateur·rice·s doivent faire des concessions et nous voulons que ce travail soit durable. Nous voulons aussi remettre en question les valeurs, les suppositions et les normes qui façonnent et définissent ce que nous considérons comme « non-négociable », et considérer ce qui est généralement exclu de la prise de décision. Nous sommes toujours contentes de voir des festivals et des événements faire de leur mieux avec ce qu’ils ont. Un excellent point de départ, c’est de partager les informations sur l’accessibilité de l’événement et même si ça signifie partager les aspects de l’événement qui ne sont pas accessibles, ça contribue en bout de ligne à créer une plus grande accessibilité.

« Nous sommes toujours contentes de voir des festivals et des événements faire de leur mieux avec ce qu’ils ont. Un excellent point de départ, c’est de partager les informations sur l’accessibilité de l’événement. »
Q: Une grande partie de votre travail consiste à identifier et à corriger les lacunes au niveau de l’accessibilité dans la vie nocturne d’aujourd’hui. Le thème du « futur » étant au cœur du projet Future Festivals, quelle est votre vision la plus positive de la façon dont la justice pour les personnes handicapées pourrait transformer les pratiques pour les décennies à venir ?
A: La Justice Handie transformerait l’organisation des événements en intégrant l’expertise de Crip Rave dans les pratiques courantes. Notre conception de l’accessibilité repose sur un cadre de Justice pour les personnes handicapées, issu des communautés queer de couleur handicapées, mettant l’accent sur l’intersectionnalité. Dans un avenir idéal, toutes les raves et tous les festivals seraient accessibles, soutenus par un financement et des ressources durables. Ça refléterait les expériences variées de la Folie et du Handicap, changeant selon la situation sociale d’une personne et l’intersection de ses identités. Lorsque nous pensons à l’avenir de l’accessibilité dans les espaces de rave et de musique électronique, nous rêvons non seulement à la fin du capacitisme, mais aussi de la suprématie blanche, de la colonisation, de l’injustice économique et environnementale, du racisme, du sexisme, de l’homophobie et de la transphobie. Il n’y a pas de justice pour les personnes handicapées sans libération collective. Toutes les libertés, et toutes les violences, se recoupent. Approcher l’accessibilité sous cet angle met en lumière des questions telles que le risque accru associé à la présence policière pour les artistes et les participant·e·s fou·olle·s, noir·e·s et racialisé·es, et souligne l’importance de centrer une approche abolitionniste de désescalade, désamorçage et de soutien en matière de santé mentale. Ça inclut également l’importance du PWYC (payez-ce-que-vous-pouvez) et autres manières de baisser les prix d’entrée afin de permettre l’accès à tous et à toutes, reconnaissant ainsi la réalité des communautés de personnes handicapées qui sont souvent pauvres et appartiennent à la classe ouvrière. Enfin, la justice pour les personnes handicapées reconfigure l’organisation des événements en montrant que rendre une rave ou une fête plus accessible, ça ne diminue en rien la qualité de l’événement. Au contraire, ça augmente l’innovation et les processus créatifs.
RAPPORT: Un petit rappel, le « gatekeeping » se porte bien (2023/10/02)
Rapport de lab : Lors d’une table ronde, des membres de la communauté rappellent à notre groupe de recherche que le « gatekeeping » est bien vivant.

Si on réunit des organisateurs et des organisatrices de festivals pour parler de la scène culturelle, les conversations vont inévitablement tourner autour de l’argent. Beaucoup d’organisations jonglent avec la précarité au quotidien juste pour rester à flot. Mettez une centaine de personnes dans une pièce, organisateur·rice·s de festivals, artistes, étudiant·e·s et activistes, et toute une gamme de problèmes plus complexes surgira bien vite.

Le 24 août, lors du Forum MUTEK, les intervenant·e·s internes et externes impliqué·e·s dans le projet Future Festivals ont été invité·e·s à partager leurs difficultés et leurs réussites lors d’une table ronde ouverte, dans le but de stimuler le dialogue au sein de la communauté. Les artistes émergents BIPOC et les groupes vulnérables ont saisi cette opportunité pour demander légitimement plus d’accès et une plus grande transparence.



Table ronde : “(Jointly) Expanding Orbits of Future Festivals” avec Kaitlyn Davies (Refraction), Marie Pier Gauthier (l’Office national du film du Canada), Damian Romero (MUTEK.MX), Cam Scott (Send+Receive), Kris Voveris (New Forms)

Problématique: La période d’austérité post-pandémique et la gentrification ont des impacts variés selon les villes. Certains festivals éprouvent des difficultés à trouver des espaces adéquats.
Une rencontre avec les organisations et la communauté a favorisé un vrai échange sur l’accès, la responsabilité et le « gatekeeping ».
Vision : En période d’incertitude, repenser, s’adapter et expérimenter ; créer des alliances et toujours faire passer la communauté en premier.
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Future Festivals
Table ronde

Contrairement à la table ronde du 22 août, où les producteur·rice·s de festivals étaient plutôt sur la même longueur d’ondes, celle-ci a mis en lumière des réalités très diverses au sein du secteur culturel. En se basant sur les notions de « pénurie » et d’« abondance », les études de cas présentées ont clairement montré que les différents niveaux de gentrification et les disparités de financement posent des défis (et offrent des opportunités) uniques pour les festivals à travers l’Amérique du Nord.

Cam Scott explique que Send+Receive a adopté une approche à la Robin des Bois pour son financement : « Nous donnons l’argent aux artistes, nous essayons de faire bouger les choses pour les communautés, et c’est plus facile pour nous de le faire sans la vente de billets ». Le festival a récemment changé son approche pour un modèle de type contribution volontaire et ce virage a permis aux résident·e·s des quartiers de Winnipeg où se déroule le festival d’art sonore et de musique expérimentale, d’assister à des performances d’artistes tels que Speaker Music et Wok the Rock sans risque. Cette approche bienveillante fonctionne bien au Canada, un pays où le financement public garantit un budget de fonctionnement de base, mais ce n’est pas une option au Mexique. Damian Romero explique comment MUTEK.MX a dû réinventer l’entièreté de son modèle économique après la pandémie : « Nous avons revu notre plan d’affaires pour que chaque programme de notre festival soit autosuffisant grâce à ses propres revenus. C’était comme un retour aux sources ». Cette révision a inclus la recherche de nouvelles sources de financement, la restructuration du personnel, des partenariats institutionnels, et une grande réorganisation pour assurer la viabilité financière de chacun des programmes. Ils en sont sortis revigorés et prêts à entamer leur troisième décennie.

À Vancouver, la question de l’espace prévaut sur la vente de billets, comme le souligne Kris Voveris de New Forms, parlant de la perte d’un de leurs espaces juste avant l’édition 2019 : « On s’est fait dire qu’ils n’étaient pas intéressés par les événements avec de la musique forte où on sert de l’alcool, qu’ils préféraient les événements plus axés sur l’entreprise et la technologie. En gros, on s’est fait virer pour une conférence sur la RV et l’AR. » En raison du manque de salles abordables pour la musique live à Vancouver, New Forms a dû improviser en créant temporairement ses propres espaces pour répondre à ses besoins. Ces difficultés par rapport à la recherche de contextes appropriés pour des représentations résonnent dans d’autres milieux. « Est-ce que c’est viable ? Quel est l’objectif de présenter un projet à un public spécifique ? », se questionne Marie Pier Gauthier, productrice à l’Office national du film du Canada (ONF). Elle fait référence à l’introspection à laquelle se livre l’équipe interactive de l’ONF à chaque fois qu’elle est invitée à présenter leurs projets. La diversité des publics, des budgets et l’évolution de la technologie rendent chaque évènement un défi en soi. Le travail de (re)présenter les mêmes projets de différentes manières dans le cadre de différents festivals s’avère être une tâche ardue.

Kaitlyn Davies parle de l’approche de liberté, de décentralisation et de la remise en question des modèles plus traditionnels qu’elle explore avec Friends with Benefits (FWB) et Refraction. « Nous voyons FWB comme un grand vase que d’autres personnes peuvent remplir. Nous construisons les infrastructures, apportons les génératrices, les machines à glace, et nous louons l’espace. » nous dit-elle. La communauté façonne la programmation et le processus de sélection des artistes est complètement transparent, grâce à des outils en ligne tels que les formulaires Airtable et les tableaux Figma. « On cherche à inciter plus de collaboration.»

Problématique : Malgré l’évolution des normes de programmation, le « gatekeeping » persiste, et les artistes émergent·e·s BIPOC se sentent mal servis.
Des gens du domaine culturel tels que Marie Pier Gauthier (ONF) et Kaitlyn Davies (Refraction) partagent des perspectives sur la programmation spécifique au contexte et sur l’engagement de la communauté dans le processus.
Vision : Les festivals doivent dépasser les attentes de base en matière de diversité et d’équité, autant dans leur programmation que dans leur organisation.
Image:
Future Festivals
Table ronde

Les préoccupations de Kaitlyn Davies concernant le « gatekeeping » semblaient anticiper les réactions suscitées par les panélistes, lors de la discussion avec le public. De manière justifiée, plusieurs jeunes artistes préoccupé·e·s par le manque de soutien des festivals envers les artistes queer et BIPOC émergents, ont condamné le manque de gouvernance et de transparence dans les arts et les opportunités limitées qui leur sont offertes. « Quels succès avez-vous rencontrés dans la préservation de la dignité des personnes marginalisées ? » a demandé un·e intervenant·e d’un ton tranchant. La conversation s’est attardée sur le fait que les communautés les plus vulnérables, nouveaux arrivants, personnes handicapées, transgenres, sont extrêmement négligées par les initiatives actuelles en matière de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI). En réponse, Scott a souligné : « On ne peut pas traiter les personnes marginalisées comme des consultants pour améliorer l’image d’une organisation. Nous voulons supprimer les obstacles qui perpétuent ces injustices lorsque nous intégrons de nouvelles personnes dans notre communauté ».

Une autre personne a soulevé l’idée que les panélistes ne voyaient pas assez loin en termes d’accès. En plus de servir leur ville, leur pays, les festivals pourraient aussi avoir un impact à l’étranger, a-t-elle argumenté. « Pour moi, la notion d’accès peut être étendue au-delà des frontières. Si je peux envoyer un lien, un fichier, une vidéo à un ami chez moi en Iran, ça signifie quelque chose. Je me demande ce qui empêche les festivals de prendre ce genre d’initiatives. » Certains festivals sont plus habiles que d’autres pour archiver et diffuser leur programmation sur des plateformes comme Instagram, SoundCloud ou YouTube, mais cette provocation a suscité une prise de conscience majeure : l’accès implique également la solidarité et le partage à l’échelle internationale.

Le contraste entre la présentation initiale et la réaction qui s’en est suivie était frappant. Ce qui ressort principalement, c’est que bien que les organisations puissent avoir une liste étendue de priorités, celles qui sont les plus pressantes pour les artistes et le public sont clairement l’accès et l’équité.

Affirmer la souveraineté narrative des peuples autochtones
Tournée Future Festivals :
imagineNATIVE, Toronto (CA), 17-22 Octobre 2023
Chandra Melting Tallow se produit au Beat
La directrice du festival, Lindsay Monture, donne le coup d’envoi de la cérémonie de remise des prix
Tamai Nicholson, un aîné Māori, dirige la cérémonie de bienvenue
Mr. Sauga se produit au Beat
Images:
imagineNATIVE
Festivités

Situé dans le centre-ville de Toronto, l’énorme édifice du TIFF Lightbox est l’un des rares complexes cinématographiques spécialement conçus pour accueillir un festival international de cinéma. Du 17 au 22 octobre 2023, par contre, les cinq salles de cinéma qui s’y trouvent, ainsi que sa galerie et son restaurant ont accueilli la 24e édition d’imagineNATIVE, le plus grand festival consacré aux films et aux arts médiatiques autochtones au monde. À cette occasion, des centaines de scénaristes, réalisateur·rice·s et artistes autochtones se sont rassemblé·e·s, transformant un lieu généralement fréquenté par les stars d’Hollywood et de Cannes lors du Festival International du Film de Toronto en une vitrine pour les médias autochtones. Le festival mettait en avant une gamme variée de formes artistiques, allant des longs métrages et des courts métrages aux nouvelles expressions interactives telles que les installations, les jeux vidéo et la réalité virtuelle.

Fondé en 2000 par Cynthia Lickers-Sage en collaboration avec le centre de distribution d’art vidéo canadien Vtape, imagineNATIVE a été créé pour répondre à un besoin criant, celui de pallier au manque de plateforme pour les cinéastes et vidéastes autochtones, pour qu’iels puissent présenter leur travail. À ses débuts, le festival était « la seule option disponible », mais selon Naomi Johnson, directrice générale, le paysage culturel a considérablement évolué depuis. Elle met en parallèle les modestes débuts du festival à l’environnement actuel, désormais plus favorable, où les grands studios de cinéma et de télévision reconnaissent enfin la richesse des perspectives autochtones. Un exemple notable est la série Reservation Dogs, développée par Sterlin Harjo et Taika Waititi, qui explore la vie d’un groupe d’adolescent·e·s autochtones en Oklahoma. Cette série, réalisée et interprétée principalement par des membres des communautés autochtones, a reçu des éloges critiques. Il y a dix ans à peine, elle aurait eu peu de chances d’être diffusée sur la chaîne américaine FX. Partie d’une initiative visant à combler un manque de représentation à l’échelle nationale, imagineNATIVE est aujourd’hui un carrefour mondial de premier plan pour les réalisateur·rice·s autochtones. À l’instar de festivals prestigieux comme Sundance ou Hot Docs, imagineNATIVE est maintenant un rendez-vous incontournable où l’industrie cinématographique peut découvrir une nouvelle génération de talents.

À ses débuts en 2000, imagineNATIVE était la seule plateforme disponible pour les cinéastes et vidéastes autochtones souhaitant présenter leur travail.

Les points forts de la programmation de 2023 comprenaient les premières mondiales et nord-américaines de Fancy Dance (2023) et Odisea Amazónica (2021). Fancy Dance, réalisé par Erica Tremblay de la nation Seneca-Cayuga, suit le parcours d’une jeune fille à la recherche de sa sœur, tout en examinant les impacts de la crise des femmes et filles autochtones disparues et assassinées au sein d’une petite communauté et Odisea Amazónica, des réalisateurs Quecha Diego et Álvaro Sarmiento, documente le travail (et les vies) des personnes qui déplacent des marchandises de long de l’Amazone, du côté péruvien. Également au programme, un joyeux marathon de visionnement d’épisodes de la dernière saison de Reservation Dogs en compagnie du réalisateur et showrunner Sterlin Harjo. Au total, 14 longs métrages et 70 courts métrages ont été projetés. En plus des projections cinématographiques, l’espace iNdigital a été animé par des œuvres interactives telles que SkoBots (2022) de Danielle Boyer, qui met en scène des robots sympathiques pour promouvoir la réappropriation des langues autochtones, et EłeghààŁ ; EłeghààŁ ; All At Once (2022) de l’artiste déné Casey Koyczan, une expérience de réalité virtuelle spéculative explorant un futur nordique où d’énormes animaux errent en liberté. D’autres œuvres de nouveaux médias ont également été exposées dans divers lieux satellites à Toronto, notamment InterAccess, Trinity Square Video, et Vtape.

S’allonger et baigner dans l’interactivité de l’Espace iNDigital
Amanda Amour-Lynx, Digital Constellations: Making Our Own Seat At The Table (2023)
Dana Claxton, Cultural Belongings (2016)
Une spectatrice admire l’œuvre Alteration (2023) du collectif FAFSWAG dans le cadre de Art Crawl
Images:
imagineNATIVE
Art Crawl

Lors du festival, on a également mis de l’avant les initiatives de mentorat de l’Institut imagineNATIVE. Des cinéastes, musicien·ne·s, écrivain·e·s et rédacteur·rice·s en chef autochtones en début de carrière ont partagé leurs expériences et parlé du développement de courts métrages ou de la création de scénarios. Ce programme est une vraie corne d’abondance, une grande partie des œuvres produites étant destinée à être présentée lors des prochaines éditions du festival, dans la catégorie imagineNATIVE Originals. Bien que la plupart des festivals jouent maintenant un rôle d’incubateur et soutiennent les artistes, imagineNATIVE aide non seulement les créateurs et les créatrices autochtones à trouver (et à préserver) leur voix, il les prépare aussi à naviguer dans une industrie parfois difficile, avec un solide réseau de soutien à leur disposition. En plus de proposer un mentorat direct pour quelques élu·e·s chaque année, imagineNATIVE a mis en place un généreux programme de bourses d’une valeur totale de 65 000$ CA, visant à reconnaître et à encourager le talent à travers les divers médias et formats. On peut lire dans l’énoncé de mission de ce programme : « Nous gérerons notre propre destin et maintiendrons notre fierté et notre identité à travers l’histoire. » Ce mandat affirmant la souveraineté narrative autochtone et promouvant une culture de soin et de soutien est au cœur de toutes les initiatives de imagineNATIVE.

Le festival aide les créateurs et les créatrices autochtones à trouver (et à préserver) leur voix, et il les prépare à naviguer dans une industrie parfois difficile, avec un solide réseau de soutien à leur disposition.

La troisième édition du Future Festivals Lab s’est alors concentrée sur les notions de « soin » et de « soutien ». Plutôt que d’opter pour des conférences publiques, des panels ou des tables rondes, le festival a plutôt créé un cercle de partage privé exclusivement réservé aux travailleur·rice·s du milieu culturel. Un groupe formé de commissaires et de travailleur·rice·s autochtones de partout dans le monde, et d’organisateur·rice·s d’événements locaux, s’est réuni pour réfléchir et échanger. Comment les gens travaillant dans le domaine culturel peuvent-ils prendre soin d’eux et grandir tout en accomplissant leur travail essentiel ? À quoi ressemblerait des collaborations plus profondes et plus significatives ? Comment les organisations culturelles peuvent-elles demeurer flexibles et répondre aux besoins de leurs communautés locales ?

Domaines artistiques : Cinéma et vidéo, nouveau média et art numérique autochtones
Lieu : Tkaronto / Toronto, Canada
Lancement : 2000
Fréquence : Annuel
Visiteurs : ~23,500 et 7000 en ligne
Équipe : 16 employés permanents
Structure : OBNL (Organisme à but non lucratif)
Financement : Public (national, provincial, municipal)
Types de présentation : Projections, expositions, performances, conférences, programme complémentaire en ligne et tournée nationale

CONVERSATION: Naomi Johnson soutient la prochaine génération de créateur·rice·s autochtones (2023/11/06)
« Il y a un effort de collaboration et de réappropriation de notre identité, un travail pour connaître notre histoire et être porteur·euse·s de nos histoires. »

Naomi Johnson, Kanien’kehá:ka (Mohawk) Bear clan des Six Nations, est directrice exécutive de imagineNATIVE, le plus grand festival de films et d’arts médiatiques autochtones au monde. Auparavant, elle a été directrice artistique du Woodland Cultural Centre pendant sept ans. En 2023, Johnson a reçu le prix Margo Bindhardt et Rita Davies de la Toronto Arts Foundation pour son leadership dans le domaine des arts et de la culture.

Q: Pour commencer, pouvez-vous nous donner une vue d’ensemble de votre mandat à la direction d’imagineNATIVE jusqu’à présent ? En dehors des défis liés à la pandémie, à quoi avez-vous consacré votre attention au sein de l’organisation ?
A: Pour moi, le festival représente la santé de imagineNATIVE en tant qu’organisation et de ceux qui en font partie. Je suis très consciente du fait qu’au Canada, nous sommes la plus grande organisation autochtone. Beaucoup de gens nous regardent, et je ne veux pas me concentrer uniquement sur notre programmation et sur ce que nous créons. Je dis souvent : « Je veux que ce que nous accomplissons soit de qualité, mais je veux aussi que nous le fassions de manière saine. » C’est pourquoi j’ai dirigé mon attention à l’interne, vers notre équipe, en gérant leurs rôles et responsabilités, et en m’assurant qu’ils se sentent soutenus. Je crois qu’un personnel heureux et épanoui rayonne au-delà de l’équipe et se perçoit pour tous. Je suis également consciente qu’au Canada, les organisations autochtones dirigées par des personnes autochtones sont encore rares. Nous sommes l’une des rares organisations dont la direction est entièrement composée de personnes autochtones. La majorité des membres du conseil d’administration sont également Autochtones, une configuration assez unique. Même en 2024, de nombreuses organisations autochtones, qu’elles soient à but non lucratif ou du domaine artistique, ne sont pas dirigées par des Autochtones, elles engagent des Autochtones. Certaines grandes institutions ont parfois des contrats à court terme où elles engagent des personnes autochtones, mais elles n’investissent pas dans leur développement et dans leur formation en tant que professionnel·le·s des arts. C’est pour cette raison que je mets autant d’effort envers notre équipe depuis mes débuts au festival.
« Même en 2024, de nombreuses organisations autochtones, qu’elles soient à but non lucratif ou du domaine artistique, ne sont pas dirigées par des Autochtones, elles engagent des Autochtones. »
Q: Participer aux journées industrie d’imagineNATIVE, c’est écouter les témoignages sincères de plusieurs professionnel·le·s établis de l’industrie. Le programme comprenait des discussions avec des développeur·euse·s de jeux vidéo, des artistes et curateur·rice·s de nouveaux médias, ainsi que des professionnel·le·s issus de tous les secteurs du cinéma et de la télévision. Comment mobilisez-vous une aussi vaste palette de figures de l’industrie pour offrir du mentorat pour la prochaine génération d’artistes autochtones ?
A: Je pense que imagineNATIVE remplit un rôle très particulier. À une époque, les artistes autochtones se demandaient où montrer leur travail et la réponse était souvent : « Présente-le à imagineNATIVE » ou « Participe aux opportunités de développement professionnel et vois quelles connexions tu peux établir ». Nous étions le seul choix disponible, mais aujourd’hui, les choses ont évolué.

C’est fantastique qu’il y ait beaucoup plus d’opportunités aujourd’hui, mais ce qui nous démarque vraiment, c’est la façon dont nous les mettons en place. Nous sommes une organisation très axée sur la création de liens. Pour nous, les relations, c’est vraiment important. Je pense qu’il est essentiel pour notre mission de nous assurer que les créateur·rice·s se sentent soutenu·e·s et qu’iels ont un lieu sûr où aller. La confiance est une priorité dans tout notre travail, même avec nos plus gros partenaires. Que ce soit avec une compagnie de jeux vidéo ou un distributeur, nous nous assurons que la relation est solide et que nos valeurs sont les mêmes. Il est déjà arrivé que des relations se détériorent et que je me dise : « Je n’ai pas apprécié leurs propos » ou qu’un membre de mon équipe dise : « Je n’ai pas aimé leur façon de me parler » lors d’une réunion. Si l’ambiance n’est pas bonne, nous mettons un terme à la relation.

Il est aussi de plus en plus facile d’obtenir des aides financières. Par exemple, le Bureau de L’éCran Autochtone, récemment mis en place, offre de superbes opportunités de financement aux cinéastes établi·e·s ayant plusieurs projets à leur actif. Et nous nous positionnons comme une plateforme accueillante pour tous. Peu importe où vous en êtes dans votre parcours professionnel, nous vous encourageons à participer à imagineNATIVE.

J’ai moi-même bénéficié directement du programme de mentorat de imagineNATIVE en suivant une formation d’un an sous la direction de mon prédécesseur, Jason Ryle, avant d’occuper le poste de directrice exécutive. C’était un indicateur assez clair des valeurs de l’organisation. Le rôle de directeur adjoint a également été rétabli, occupé présentement par mon collègue David Morrison. Ce rôle suit un modèle similaire à celui que j’ai suivi avec Jason. L’idée est d’assurer un encadrement constant afin que quelqu’un soit prêt à prendre le relais en cas de besoin. Une bonne stratégie de succession est essentielle dans le monde souvent précaire des arts à but non lucratif.
En 2023, 23 créateur·rice·s de films et de nouveaux médias ont été récompensé·e·s par des prix d’une valeur allant jusqu’à 65 000 $ CA.
Q: Au cours de la dernière décennie, le monde de l’art canadien a finalement accordé aux artistes autochtones l’attention et la reconnaissance qu’iels méritaient depuis longtemps. Parallèlement, de nombreuses institutions qui avaient historiquement exclu ou marginalisé ces artistes adoptent désormais une rhétorique de décolonisation pour remettre en question leurs préjugés systémiques et reconnaître leur responsabilité dans le colonialisme. En tant que travailleuse artistique autochtone, comment percevez-vous ces efforts de réconciliation ? Avez-vous constaté un véritable changement en cours ? Pensez-vous que cela se réalise assez rapidement ?
A: Au cours des 17 ou 18 dernières années passées à travailler pour des organismes à but non lucratif dans le domaine des arts au Canada, j’ai été témoin de changements incroyables. Comme je l’ai mentionné précédemment, il y a quelques décennies, les opportunités pour les artistes autochtones étaient pratiquement inexistantes. J’avais une formation en art, mais aucun chemin à suivre. Aujourd’hui, il y en a un pour moi et pour beaucoup d’autres, et c’est un progrès significatif. Est-ce que ça évolue assez rapidement ? C’est jamais assez rapide. Je crois que si on se concentre trop sur la vitesse du changement, ça rend la vie assez pénible. C’est pourquoi je reste optimiste, je n’aime pas ressentir de l’amertume. Je me concentre sur les domaines où je vois des avancées et je continue d’avancer. Je suis fière d’avoir contribué à faire progresser les choses dans la bonne direction.

Pour illustrer avec un exemple concret, le Bureau de L’éCran Autochtone représente un progrès considérable. C’est majeur. Le fait que imagineNATIVE soit désormais un festival de films international ayant des liens avec de nombreux autres festivals autochtones dans le monde, et qu’ils se tournent vers nous pour des conseils, c’est incroyablement gratifiant, c’était nous qui cherchions ce type de support avant. Il y a un effort de collaboration et de réappropriation de notre identité, un travail pour connaître notre histoire et être porteur·euse·s de nos histoires. C’est important que chacun comprenne notre passé. Si j’étais une Canadienne moyenne, je serais en colère en découvrant les informations qui m’ont été cachées. Je veux croire que la plupart des Canadien·ne·s partagent ce sentiment. Lorsque les fosses communes d’enfants ont été découvertes au pensionnat de Kamloops en 2021, c’était la première fois de ma vie que je voyais une telle manifestation d’indignation pour notre peuple. À travers le pays, des gens portaient des chandails oranges en signe de solidarité lors de la fête du Canada. Personne n’avait envie de célébrer. Je n’avais jamais vu un tel soutien auparavant.
« Toronto est le baromètre pour les arts au Canada. Tout coûte extrêmement cher, peu importe le type d’initiative, et lorsqu’on multiplie par le nombre d’événements au sein d’un même festival, ça devient désastreux. »
Q: Dans un article sur la précarité dans le domaine culturel au Canada paru à l’automne 2023 dans le Globe and Mail, vous dites que le manque de financement et l’augmentation des coûts à Toronto restreignent votre programmation et menacent l’avenir du festival. À quel moment les inconvénients d’être basé dans une ville comme Toronto deviennent-ils plus importants que les avantages ? Comment parvenez-vous à atténuer les difficultés financières croissantes ?
A: Toronto est le baromètre pour les arts au Canada. Tout coûte extrêmement cher, peu importe le type d’initiative, et lorsqu’on multiplie par le nombre d’événements au sein d’un même festival, ça devient désastreux. Le montant que nous avons payé pour les chambres d’hôtel lors de notre dernière édition, c’est pas quelque chose que nous pouvons faire chaque année. Je réfléchis à des moyens d’encourager les participant·e·s à continuer de venir au festival mais nous ne pouvons plus payer pour les chambres d’hôtel de tout le monde. J’ai des employés qui n’ont même plus les moyens de vivre dans la ville, iels font un nombre incroyable d’heures six nuits par semaine pendant le festival, je ne sais pas combien de temps nous pourrons continuer ainsi. Honnêtement, nous en arrivons à un point où nous nous demandons si c’est viable de rester là où nous sommes. C’est notre réponse pragmatique face à tout ça. J’ai discuté avec tout le monde qui était disposé à m’écouter. Nous avons organisé de nombreux groupes de discussion et consultations à travers Toronto avec nos bailleurs de fonds publics. Chaque fois que ces questions sont soulevées, je suis présente. J’ai besoin que les gens en charge écoutent ce que j’ai à dire. Le secteur culturel peut se regrouper et défendre ses intérêts tant qu’il le veut, rien ne va changer si on ne réussit pas à toucher les personnes qui peuvent réellement faire la différence.

La vie culturelle d’une ville ne peut pas se maintenir avec seulement un ou deux grands événements. Quel type de ville voulons-nous habiter à long terme ? Si nous continuons comme ça, ça va mal se terminer. Il faut considérer les organisations artistiques comme des investissements. Nous investissons dans la santé de la communauté et de la ville. Je remarque que les priorités changent, en ce moment, selon les dirigeants en place, mais les décisions restent toujours liées à l’économie. Ça ne devrait pas être le seul facteur déterminant pour les politiques, mais même si c’est le cas, les festivals peuvent générer des millions en impact économique, et le secteur culturel ne voit aucune de ces retombées.
Le directeur de Hey Viktor! (2023), Cody Lightning, récipient du prix Meilleur Long Métrage (Drame) de imagineNATIVE 2023.
Q: Au-delà du festival, imagineNATIVE a pris la route dans le cadre d’un programme de tournée. Pourriez-vous nous expliquer comment ces tournées de documentaires, de courts et de longs métrages contribuent à élargir l’impact du festival ?
A: C’est principalement le domaine de notre directrice de festival, Lindsay Monture, c’est elle l’experte, mais je vais essayer de vous donner un aperçu. Chaque année, à partir de la programmation du festival, la personne en charge de la sélection artistique choisit les films qui feront partie de la tournée. Nous choisissons ceux qui sont susceptibles d’attirer un plus grand public, tout en tenant compte stratégiquement des programmes scolaires et des périodes où les études autochtones sont prioritaires. Ça a été facile de faire circuler ces films dans les communautés autochtones à travers le pays parce que nous sommes, nous-mêmes, issu·e·s de ces communautés, nous savons à qui nous adresser et quelles salles réserver. En 2023, nous avons lancé une tournée de réalité virtuelle en partenariat avec l’Office national du film du Canada. C’était super facile pour nous et ça a été très bien reçu. Malheureusement, ils ont perdu leur financement, et on essaie de voir si c’est possible de maintenir le projet par nos propres moyens. Nous avons soumis une demande de subvention hier au Conseil des Arts du Canada pour l’acquisition de l’équipement nécessaire afin de continuer les tournées pour le cinéma et pour la RV.

Nous avons lancé une initiative similaire en partenariat avec Reel Canada en 2022. Nous allons collaborer à nouveau avec eux pour proposer une programmation lors de la Journée nationale du film canadien, en intégrant des films autochtones dans plusieurs cinémas Cineplex Odeon à travers le pays.
« Mon plus grand souhait, c’est que les personnes qui ont réussi reviennent à imagineNATIVE. Il est essentiel que nous entretenions des relations actives avec ces artistes, car ils sont une source d’inspiration pour ceux et celles qui émergent. »
Q: À l’instar du monde de l’art contemporain, les créateurs et les créatrices autochtones sont enfin reconnu·e·s à leur juste valeur dans le domaine du cinéma et de la télévision. En Amérique du Nord, des plateformes de streaming telles que Netflix ou Crave ont récemment introduit des catégories de contenu dédiées aux « voix autochtones », en capitalisant sur des séries populaires comme Reservation Dogs de Sterlin Harjo et Taika Waititi. Avec cette visibilité croissante, comment envisagez-vous l’évolution du rôle de imagineNATIVE dans les années à venir ?
A: Mon plus grand souhait, c’est que les personnes qui ont réussi reviennent à imagineNATIVE. Il est essentiel que nous entretenions des relations actives avec ces artistes, car ils sont une source d’inspiration pour ceux et celles qui émergent. C’est là que nous intervenons en tant qu’intermédiaires et heureusement, nos ancien·ne·s participant·e·s ne cessent de dire des bonnes choses du soutien que imagineNATIVE leur a offert tout au long de leur parcours.

Lily Gladstone a remporté le Golden Globe de la Meilleure Actrice pour son rôle dans Killers of the Flower Moon (2023), et c’était un moment vraiment remarquable. J’ai vu tant de personnes autochtones exprimer leur joie et leur amour avec cette victoire, ça me réjouit profondément. Historiquement, pour beaucoup d’entre nous, il y a eu une profonde sensation de manque (et un manque bien réel), surtout pour ceux et celles qui ont grandi dans des réserves. L’idée que certain·e·s d’entre nous puissent réussir suscitait parfois une réaction de jalousie ou de rivalité. C’est pourquoi voir tant de gens vraiment heureux et célébrant un succès est si gratifiant. C’est un signe des temps qui changent.
RAPPORT: Les travailleurs culturels autochtones et BIPOC trouvent du soutien dans un cercle de partage (2023/11/13)
Lab Report: Les travailleur·euse·s autochtones et BIPOC du domaine culturel, confrontés à un secteur historiquement colonialiste, trouvent un refuge dans un cercle de partage communautaire.

En privé, les membres du secteur culturel ont des conversations différentes de celles qu’ils ont en public. Face à un auditoire, on se doit d’être diplomate, transmettre de l’optimisme et répondre aux attentes des bailleurs de fonds. En coulisses, on peut discuter plus ouvertement des difficultés rencontrées au quotidien pour créer une programmation solide avec des ressources limitées. L’épuisement, la frustration, et parfois même la crainte de ne pas pouvoir continuer à justifier indéfiniment, d’un point de vue économique, le maintien de leurs activités, sont autant d’éléments qui resurgissent. Au-delà de ces difficultés, ils partagent aussi des récits de résilience et se soutiennent mutuellement avec générosité.

Le 18 octobre, imagineNATIVE a accueilli un cercle de partage réservé aux travailleur·e·s de la culture. Contrairement aux autres sessions du Future Festival Lab, qui étaient principalement composées de personnes blanches et européennes, la majorité des participant·e·s était constituée de travailleur·euse·s artistiques autochtones et de la diaspora sud-asiatique. Le contexte politique était plus complexe cette fois-ci, marqué par les tensions entre les valeurs autochtones et les normes plus colonialistes du secteur artistique international. L’événement s’est tenu à l’extérieur des murs du festival, à Artscape Sandbox, un espace événementiel confronté à des difficultés financières sérieuses, ce qui soulève des questions importantes sur le soutien aux arts à Toronto. Les participant·e·s ont parlé du travail artistique dans le contexte du néolibéralisme sans aucune retenue.



Festival Circle Conversation: “Navigating Challenges + Shaping Futures” with Liisa Holmberg (Arctic Indigenous Film Fund, International Sami Film Institute), Rosina Kazi (Bricks and Glitter); Ted Steven (Frequencies); Heather Haynes (Hot Docs Canadian International Documentary Festival); Candace Scott-Moore (Indigenous Fashion Arts); Naomi Johnson, Cynthia Lickers-Sage, Kaitlynn Tomaselli (imagineNATIVE); Belinda Kwan, Evangeline Brooks (InterAccess); Tonya Williams (JAYU); Madeleine de Young (Māoriland Film Festival); Sarah Mackenzie, Alain Mongeau, Maurice Jones (MUTEK); Katherine Bruce (Planet in Focus); Deanna Wong (Reel Asian Film Festival); Tonya Williams (Reelworld Film Festival); Kalpana Srinarayanadas (Regent Park Film Festival); Cam Scott (Send+Receive); Sanjeet Takhar (The Music Gallery); Kasra Goodarznezhad, Luisa Ji (UKAI Projects); Scott Miller Berry (Workman Arts)

Problématique : La communauté artistique est épuisée par le manque de temps et de ressources humaines, et ça crée une situation de pénurie constante.
Le cercle de partage a rassemblé des travailleur·euse·s artistiques autochtones du monde entier et un groupe de représentant·e·s d’organisations culturelles de Toronto (principalement BIPOC).
Vision: Réallouer les ressources pour renforcer le soutien et consacrer du temps à la découverte et au développement personnel.
Image:
Future Festivals
Cercle de partage

« Nous sommes trop occupé·e·s pour le faire. Nous le faisons pas assez », déclare Naomi Johnson. « Il y a des solutions collectives parmi nous, et il y a une façon de militer ensemble qui pourrait être faite », s’enthousiasme-t-elle alors que tout le monde se présente et exprime à tour de rôle leurs espoirs et leurs inquiétudes. Profitant du « safe space », plusieurs des premier·ère·s intervenant·e·s, dont Sanjeet Takhar (The Music Gallery) et Belinda Kwan (InterAccess), entament la conversation en réfléchissant sur l’idée de capacité et d’épuisement professionnel.

« Je pense que notre problème, en tant qu’organisation, c’est que nous ne pouvons pas rêver assez grand », dit Takhar de la sensation suffocante provoquée par le manque de ressources perpétuel. « Nous sommes physiquement incapables d’en faire plus et nous n’avons pas les moyens d’augmenter notre personnel ». Elle explique en détail l’impact de cette situation sur son objectif principal : donner l’argent aux artistes. Quant à elle, Kwan explique : « Avec InterAccess, nous avons présentement un programme pilote de prise de notes où nous rémunérons les artistes pour qu’iels assistent à des événements dans le cadre de leur recherche créative. Ces notes sont ensuite partagées à d’autres personnes, ce qui augmente l’accessibilité, et nous redonnons des fonds dans le travail des artistes. Pourquoi ne pas plutôt embaucher des artistes au lieu de confier ce travail à des personnes d’autres domaines ? »

Plusieurs intervenant·e·s ont déploré l’effondrement de leurs pratiques artistiques personnelles (et parfois même, l’arrêt complet) en raison de leur engagement quotidien à soutenir d’autres artistes. « À l’IFA, nous avons instauré les vendredis de bien-être », explique Candace Scott-Moore, faisant référence à une initiative de l’Indigenous Fashion Arts visant à allouer du temps pour le repos et le développement personnel. « Avant, j’étais une workaholic, mais maintenant j’ai des limites », se réjouit-elle. « Je vais voler ça pour imagineNATIVE », plaisante Johnson, provoquant un rire généralisé. Les représentant·e·s d’autres organisations ont partagé leurs propres pratiques de self-care. « Nous essayons de chacun faire quelques résidences en dehors du Canada, au cours de l’année, mettre à pause le travail administratif pour quelques semaines et juste faire de l’art », explique Luisa Ji à propos d’une initiative de UKAI Projects visant à garantir à chaque membre de l’équipe un temps d’arrêt au-delà de leurs activités habituelles.

Problématique : Faibles salaires, coût élevé des logements, insécurité alimentaire, plusieurs problèmes menacent leur bien-être des artistes et des gens du secteur culturel.
Les espoirs et les inquiétudes des participant·e·s ont été saisis en temps réel par l’artiste des Six Nations Dakota Brant.
Vision: Militer pour les droits au logement et à l’alimentation, diversifier les sources de revenus pour revitaliser les communautés locales et soutenir les artistes.
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Cercle de partage
Mind Map

« Le salaire est la raison pour laquelle j’ai quitté le domaine ​​», partage une ancienne employée de imagineNATIVE. « Je ne pouvais pas me permettre de vivre à Toronto. J’étais enceinte à l’époque. » Et l’augmentation de salaire qu’offrait le passage à un autre secteur était séduisante. Dix ans plus tard, elle se demande : « Est-ce que je peux me permettre d’y retourner ? Combien de gens avons-nous perdu, des bons travailleurs, simplement parce qu’ils ou elles n’avaient pas les moyens de travailler dans les arts ? »

« Si les artistes ne parviennent pas à survivre, comme c’est le cas pour la plupart d’entre nous à Toronto, alors tout le système est voué à l’échec », déclare Rosina Kazi (Bricks and Glitter). Venant d’un espace DIY qui rassemble des artistes queer, trans et racialisé·e·s, elle tente de supporter les gens les plus impactés par la gentrification rapide ayant lieu à Toronto. « Dans le domaine des arts, on prétend souvent qu’on a ce qui se fait de mieux, tout ce qui est le plus cool. Pendant ce temps-là, la moitié d’entre nous arrive à peine à se nourrir et fréquente les banques alimentaires » , explique-t-elle, soulignant que le secteur culturel devrait s’engager pour défendre les droits au logement et à l’alimentation. Cam Scott (Send+Receive) se rappelle qu’un ami a récemment suggéré que les artistes devraient bénéficier d’un revenu de base universel. « Pourquoi se limiter aux artistes ? », a répondu Scott. « Nous devons dé-spécialiser l’art », insiste-t-il, en implorant que le secteur artistique confronte les problèmes de façon plus systémique plutôt que de se replier sur lui-même.

Plusieurs personnes ont partagé des récits de résilience et d’innovation pour faire face à la précarité. Madeleine de Young illustre comment son équipe au Māoriland Film Festival a quintuplé ses activités pendant la pandémie en explorant les liens qui unissent toutes les formes d’art que célèbre le festival. « Comme il n’y a pas de films sans artistes, nous avons ouvert une galerie d’art. Nous voulons impliquer les jeunes, donc nous proposons des cours de théâtre et de danse pour enfants. » Un studio commercial complémentaire engage une équipe de travailleur·euse·s à l’interne pour générer des revenus, un espace événementiel accueille des artistes autochtones, et une sorte de service de catering communautaire nourrit le personnel en plus de créer quelques retombées économiques, explique-t-elle. « Nous avons réussi à diversifier nos activités pour garantir un financement de base, ce qui nous permet de maintenir les emplois de nos 28 membres de l’équipe avec des salaires raisonnables pour les standards d’Ōtaki, en Nouvelle-Zélande. »

« Nous avons tous et toutes fait face à des difficultés similaires, mais elles varient selon nos contextes locaux. », dit Maurice Jones de MUTEK, alors que la session touche à sa fin. Bien qu’il n’y ait pas de solution simple pour contrer la pression constante de devoir faire plus avec moins de ressources et de temps, les participant​​·e·s peuvent trouver un réconfort dans le soutien et la compréhension mutuelle que ce type de rencontre génère.

Une mise au point pour plus de clarté
Tournée Future Festivals :
Mois Multi, Québec City (CA), 1-25 Février 2024
Audrée Juteau, Zoey Gauld, Catherine Lavoie-Marcus, Ellen Furey, Mystic-Informatic (2024)
Un panneau de Méduse signale le Mois Multi aux gens de la ville de Québec
Gilles Arteau, Le Carougeois (2024)
Images:
Mois Multi
2024

En février, à Québec, c’est le « pic de l’hiver canadien ». Les températures descendent souvent jusqu’à -15°C, et quand le vent souffle, c’est encore plus intense. Mois Multi combat ce temps glacial, chaque hiver, avec une programmation d’art et de performances multidisciplinaires audacieuse et expérimentale. Cette année, sa chaleur et sa joie ont littéralement imprégné les rues du quartier St-Roch grâce à la réalité augmentée. Les résident·e·s ont pu y voir, par exemple, l’image d’une femme de type cartoon flâner près d’un centre de loisirs ou une structure géométrique abstraite s’élever au-dessus d’une colline. Emile Beauchemin, le commissaire de Mois Multi, a décrit avec poésie l’édition 2024 du festival qui s’est tenu du 1-25 février 2024. La programmation, pour notre 25e anniversaire, offre les « monstres, martyrs et cieux » nécessaires pour nourrir l’âme et l’imagination des participant·e·s. En comparant les performances musicales, les installations et les expériences de réalité mixte à des rencontres avec des créatures magiques et des utopies idylliques, Beauchemin évoque le mythe pour expliquer comment Mois Multi « défie la prudence ».

Depuis sa fondation en 2000, Mois Multi s’est constamment investi dans la recherche-création multidisciplinaire, donnant lieu à la réalisation de 48 performances et installations expérimentales.

La première édition de Mois Multi s’est tenue en l’an 2000. Le festival était une initiative de Productions Recto-Verso, également à l’origine de Méduse, un centre d’art et une coopérative tentaculaire située à Québec. Comme plusieurs autres festivals de l’époque dont MUTEK, Mois Multi a émergé au tournant du nouveau millénaire, alors que les arts médiatiques se libéraient des formes traditionnelles telles que l’art vidéo et l’image en mouvement pour devenir des espaces d’expérimentation éphémères. Dès le début, la programmation mettait de l’avant ces nouvelles formes artistiques, avec des projets développés localement. Recto-Verso concevait des œuvres originales qui chamboulaient les scénographies traditionnelles de l’époque : des environnements et des machines étranges qui utilisaient les nouvelles technologies et impliquaient d’importantes équipes tant sur le plan artistique que technique. Des œuvres qui « défient la prudence », quoi !

Parmi les réalisations marquantes des débuts figuraient Lumens (2000-2004), une installation-performance audiovisuelle de la conceptrice d’éclairage Caroline Ross se tenant dans un cylindre sur-élevé et Machin-E (E pur, si muove!) (2001-02), une machine dadaesque de Rachel Dubuc et Berri R. Bergeron qui joue (et détruit) différents types de contenu avec une mécanique d’horlogerie. Depuis le début, Mois Multi s’est constamment investi dans la recherche-création multidisciplinaire, donnant lieu à la réalisation de 48 performances et installations expérimentales, dont LE MOBILE (2010) de Carole Nadeau, Eotone (2014) de Herman Kolgen et David Letellier, et Ashes (2018) de Martin Messier et Yro. Ces œuvres ont été présentées au Mois Multi pour ensuite voyager dans des festivals à travers le monde.

Mykalle Bielinski, Warm Up (2024)
Club Efemeer, Voile (2024)
Ludovic Boney, Fonction Chromatique (2024)
Navid Navab (with Garnet Willis), Organism (2024)
Images:
Mois Multi
2024

La programmation de 2024 continue dans la même veine avec des incubations d’œuvres à l’interne. Le duo d’artistes belge Club Efemeer a présenté le résultat d’un mois de résidence, Voile (2024), dans une boîte noire l’intérieur du Complexe Méduse. L’installation mettait en scène un voile lumineux délicat animé par des lasers, de la fumée et de l’obscurité, une forme immatérielle se mouvant comme un rideau dans la brise. L’artiste et compositrice Mykalle Bielinski a quant à elle proposé Warm Up (2024), une performance lors de laquelle l’artiste a construit un vélo stationnaire sur scène pour alimenter son microphone et son ordinateur portable en électricité, une vraie performance de décroissance. Dans La Nef, ancien espace culte, le sculpteur-musicien Navid Navab a joué sur un orgue à tuyaux centenaire non pas avec un clavier traditionnel, mais avec des machines et des microcontrôleurs chaotiques.

L’excentricité qui imprégnait les festivités s’est également ressentie à Volet Pro, un symposium dirigé par Amélie Laurence Fortin, programmatrice invitée. Ce symposium a pu situer la programmation du festival dans un contexte plus large en abordant des sujets comme la créativité post-générative de l’IA et la conception d’expositions virtuelles, tout en facilitant des discussions nuancées pour soutenir les écosystèmes artistiques locaux et internationaux. Directement en lien avec Future Festivals, les organisateur·rice·s de trois nouveaux festivals québécois ont partagé les moments forts de leur programmation et ce qu’iels ont appris en travaillant sur les premières éditions de leurs festivals respectifs, L’Écoute, Le Casse-Gueule, un festival organisé par des étudiant·e·s de l’Université Laval. Une conversation avec les éditeur·rice·s de BLOK, Espace, et HOLO a permis à la scène des médias indépendants de discuter à propos de son engagement envers le milieu des art et des difficultés qu’elle rencontre à trouver un public dans le contexte actuel d’économie de l’attention.

Les arts médiatiques sont souvent inadaptés pour les enfants, mais Mois Multi transforme certains des projets les plus ludiques qu’il reçoit en activités accessibles pour les plus jeunes.

Le projet ambitieux du jardin de sculptures en réalité augmentée, L’Espace suspendu, montre que Mois Multi cherche à aller au-delà d’une programmation audacieuse en visant également à rendre l’accès plus démocratique. En plus d’enrichir l’art public, ce projet a offert à plusieurs artistes venant de milieux plus traditionnels comme l’illustration et la sculpture, l’occasion d’explorer la réalité augmentée. Carol-Ann Belzil-Normand, Ludovic Boney, Cooke Sasseville, et Fanny Mesnard, qui n’avaient aucune expérience préalable avec la RA, ont été soutenu·e·s par Recto-Verso, en collaboration avec les technologues locaux ALTKEY, à toutes les étapes du projet. Ce type de programme prépare le terrain pour familiariser d’autres artistes à la RA dans le futur. Le festival consacre également une partie de sa programmation aux familles. Les arts médiatiques sont souvent inadaptés pour les enfants, mais Mois Multi transforme certains des projets les plus ludiques qu’il reçoit en activités accessibles pour les plus jeunes. Par exemple, les enfants ont pu explorer et manipuler des sons grâce à l’interactivité expérimentale et abstraite OCTOCOSM[E] (2023), un synthétiseur drone audiovisuel créé par Vincent Fillion.

L’édition de Mois Multi a représenté un point tournant pour Future Festivals. Organisée à mi-parcours du projet, elle a réuni les participant·e·s des festivals partenaires pour effectuer un premier bilan. Qu’avons-nous appris concernant nos besoins, nos aspirations, et l’état des infrastructures culturelles en général ? Quelles sont les lacunes du projet, les angles morts qui échappent à nos réalités (principalement occidentales) et que nous n’avons pas encore explorés ? Ces découvertes ont-elles modifié nos visions initiales pour l’avenir, et surtout, comment pouvons-nous les mettre en œuvre concrètement ?

Domaines artistiques : Art multidisciplinaire et électronique
Lieu : Kébec / Québec, Canada
Lancement : 2000
Fréquence : Annuel
Visiteurs : 8000 à 10 000
Équipe: 5 permanents, 30 temporaires, 35 bénévoles
Structure : OBNL (organisme à but non lucratif)
Financement : Public (national, provincial, municipal)
Types de représentation : Spectacles, expositions, performances, art public, conférences

RAPPORT: L’équipe organise des plans audacieux pour de nouvelles infrastructures (2024/04/24)
Rapport de lab : L’équipe de Future Festivals élabore un plan d’action basé sur les recherches des derniers mois et sur les données recueillies
On renforce notre plan : Lors de la quatrième édition de Future Festivals Lab, le groupe a proposé des idées d’action concrètes.
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Future Festivals
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La fragilité du secteur culturel se reflète souvent dans les problèmes financiers auxquels les festivals doivent faire face, comme les coupes budgétaires par exemple. Après les succès électoraux du parti conservateur principal en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, l’un de nos festivals partenaires, NEW NOW, hésite à organiser sa troisième édition biennale en 2025. Rafael Dernbach explique : « La menace d’un virage vers l’extrême-droite est bien réelle. Les partis conservateurs traditionnels flirtent avec des positions extrémistes pour gagner des voix. Mais il y a de l’espoir. La semaine dernière, j’ai participé à une manifestation au Reichstag avec ma famille et mes ami·e·s, où 150 000 personnes ont marché contre le populisme d’extrême-droite. »

Le populisme n’est pas la seule menace qui pèse sur les arts. « J’étais à Berlin pour la Transmediale », raconte Maurice Jones, chargé de projet de Future Festivals. « Le discours d’ouverture et la conférence représentaient le meilleur de ce qu’un festival peut accomplir en période de crise et d’instabilité. C’était une lueur d’espoir. », ajoute-t-il, faisant référence à l’ambiance glaciale dans le milieu culturel allemand après le 7 octobre et la réponse brutale d’Israël envers la Palestine. « Le festival a pu créer un espace où des discussions très difficiles, complètement absentes des médias mainstreams, ont pu avoir lieu.»

Ces témoignages partagés au début du quatrième Future Festivals Lab illustrent bien l’importance du projet. Même dans les pays plus progressistes, l’avenir de la culture est loin d’être assuré. Le soutien artistique peut rapidement se transformer en coupes budgétaires, en fermetures et même en censure. Avec un sentiment d’urgence renouvelé, l’équipe de Future Festivals a réalisé un bilan de mi-parcours dans le but d’élaborer un plan d’action basé sur les recherches des derniers mois et sur les données recueillies.



Workshop: “Navigating Challenges + Shaping Futures” with Alexander Scholz, Greg J. Smith (HOLO); Naomi Johnson, Kaitlynn Tomaselli (imagineNATIVE); Rafael Dernbach (NEW NOW); Sarah Mackenzie, Alain Mongeau, Maurice Jones (MUTEK); Damian Romero (MUTEK.MX); Emile Beauchemin, Mélanie Bédard (Mois Multi & Recto-Verso); and Cam Scott (Send+Receive)

Ceci n’est pas une retraite : Réunie à Québec pour le Mois Multi, l’équipe de Future Festivals s’est enfermée dans La Charpente des fauves pour travailler.
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Le groupe de recherche de Future Festivals a identifié plusieurs domaines nécessitant des changements urgents : la réduction des inégalités, la lutte contre l’épuisement professionnel et la diminution de l’empreinte carbone. Jusqu’à présent, les sessions de laboratoire ont mis en lumière des thèmes et des approches comme la décroissance (NEW NOW), l’accessibilité radicale et l’inclusivité (MUTEK), ainsi que l’affirmation de la souveraineté narrative des peuples autochtones (imagineNATIVE). Mois Multi a constitué une étape charnière pour le projet. Après de nombreux ateliers et consultations, il était temps de transformer les concepts abstraits en idées concrètes.

L’équipe s’est rassemblée autour d’une grande table au dernier étage de La Charpente des fauves, dans un espace de travail ouvert rempli de lumière. « Le travail que nous avons accompli jusqu’à présent nous a bien préparés pour cette étape du projet », a affirmé Jones d’entrée de jeu, « Aujourd’hui, nous finalisons les objectifs et les résultats pour Future Festivals ». Pour se faire, le groupe passera en revue le contenu très dense des séances de « thérapie de groupe » qui ont eu lieu au cours de l’année. Dernbach a ajouté : « Les tensions peuvent être vues comme un écart entre comment les choses sont, et comment elles pourraient être. Notre objectif est de cartographier ces tensions, et de les masser bien comme il faut. »

Le groupe s’est ensuite séparé en plus petits groupes, et pendant trois heures, chacun d’entre eux a eu à créer une liste de « besoins essentiels » à partir des informations répertoriées lors des rencontres précédentes. Ils ont ensuite eu à envisager des actions concrètes pour répondre à ces besoins. Les conversations sont devenues animées, avec différents groupes se passionnant pour une diversité de sujets allant de l’activisme politique à la création de crypto pour soutenir le secteur culturel. Les thèmes suivants représentent des tensions et des propositions d’interventions qui ont été soulevées lors de cet atelier.

→ Accroître la découvrabilité

Tension : Les festivals ont du mal à se faire remarquer et à maintenir l’attention du public à l’ère du capitalisme de plateforme. La communication avec le public se perd dans les algorithmes et le bruit des réseaux sociaux, les rendant relativement invisible localement, même s’ils sont reconnus à l’échelle nationale ou internationale.

Intervention : Prioriser une communication (plus) directe avec les différents publics et éviter de rivaliser dans le marché de l’attention. Les festivals peuvent renforcer leurs liens avec les communautés locales et les organisations artistiques de manière proactive pour augmenter leur public dans leur propre communauté.

→ Le pont entre les générations

Tension : Les festivals rencontrent des défis générationnels à bien des égards. Les jeunes publics sont souvent moins engagés, et on remarque parfois des frictions entre les employé·e·s seniors et juniors. Les attentes divergentes de chacune des générations concernant la programmation, la gouvernance et l’équité créent des divisions au sein des organisations.

Intervention : Développer une représentation multigénérationnelle au sein de la gouvernance et de la programmation. En favorisant un consensus et en offrant des opportunités aux jeunes membres de l’équipe, on peut cultiver un engagement et une passion commune pour le travail au sein de toute l’organisation. Il faut écouter les jeunes, les prendre comme ils sont, et même apprendre d’eux, si nous souhaitons que nos organisations restent pertinentes à long terme.

→ Développer une culture politique

Tension : À gauche comme au centre, peu de politicien·ne·s soutiennent activement les arts, tandis qu’à droite, les arts sont souvent critiqués et décrits comme des dépenses superflues pour gagner des points politiques. Avec si peu de défenseurs au niveau national, régional et municipal, le secteur artistique est constamment menacé par des coupes budgétaires, l’austérité et les critiques.

Intervention : S’inspirer des tactiques de lobbying des grandes industries. Consulter les ancien·ne·s (et futur·es) ministres de la culture pour comprendre les rouages du lobbying, identifier des alliés au sein des institutions, et découvrir quelles stratégies de communication sont efficaces pour influencer les décisions politiques. Changer le consensus pour que les bénéfices des arts sur l’économie et la santé mentale soient largement reconnus. De plus, il est nécessaire de militer pour qu’un pourcentage fixe du PIB soit réservé aux arts, garantissant ainsi la protection de ce secteur contre les réductions budgétaires, indépendamment de qui est au pouvoir.

→ Partager les partenariats

Tension : Les équipes des festivals manquent souvent de temps et de ressources pour rechercher et développer des partenariats avec d’autres organisations. Quand ces partenariats sont établis, ils sont souvent fragiles et peuvent être rapidement perdus à cause de la rotation du personnel. En conséquence, les organisations se trouvent constamment à la recherche de solutions de partenariat à court terme.

Intervention : Les festivals ayant des mandats et/ou une programmation similaires pourraient s’associer et se « partager » une personne en charge des partenariats sur la base d’un contrat à long terme, par exemple de cinq ans. Avec un rôle bien rémunéré et clairement défini, cette personne serait chargée d’établir des partenariats importants qui unissent et soutiennent plusieurs organisations sur des périodes prolongées.

→ Responsable de conciliation travail et vie personnelle

Tension : Les attentes élevées et la rémunération insuffisante créent du stress pour les employé·e·s du secteur culturel. Les générations ont des perspectives différentes sur l’équilibre entre travail et vie personnelle, et les défis liés à la conciliation entre la famille et une carrière artistique compliquent la gestion des ressources humaines.

Intervention : Incorporer des moments dans les tâches quotidiennes pour permettre aux employé·e·s de développer leurs compétences et de suivre leurs passions. Proposer une flexibilité adaptée aux employé·e·s parents afin qu’iels puissent s’épanouir tant sur le plan professionnel que personnel. Si le secteur des arts ne peut pas se mesurer au secteur privé en termes de salaires, il doit compenser par des valeurs fortes et une qualité de vie supérieure.

Navigateur du Bootcamp : Le sommet Future Festivals sera un lieu d’innovation pour le secteur culturel et inclura de nombreuses études de cas pour guider l’exploration.
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Future Festivals
Une carte du Sommet

La principale leçon à retenir de la phase de recherche du projet est l’importance d’une conversation soutenue, ce qui nécessite des espaces adaptés et un bon soutien. Par exemple, on pourrait organiser un sommet annuel qui rassemblerait les organisateur·rice·s de festivals et les gens travaillant dans le milieu culturel de partout dans le monde. Ce serait l’occasion idéale de partager des idées, d’améliorer nos compétences et de créer des liens. En somme, ce serait un festival pour les festivals, centré sur la solidarité dans le secteur culturel et la recherche de solutions aux problèmes communs.

Bonne nouvelle : la première édition de cet événement est en préparation ! Le Sommet Future Festivals est prévu pour le 19 août 2024, juste avant le 25e anniversaire de MUTEK Montréal. Une journée entière d’activités mettra en avant des innovateur·rice·s du secteur culturel et présentera de nombreuses études de cas inspirantes. C’est du moins l’objectif déclaré par Maurice Jones, chargé de projet de Future Festivals. « Et qui de mieux que les esprits créatifs réunis ici pour échanger des idées à ce sujet ? », a-t-il ajouté.

Le groupe a commencé à élaborer les sessions du sommet en mêlant des formats de partage inspirants qui encouragent l’ouverture et la générosité, à des exercices pratiques d’apprentissage animés par des expert·e·s. Naomi Johnson a souligné avec justesse : « J’aimerais vraiment acquérir des connaissances applicables et développer des nouvelles compétences, plutôt que d’entendre à nouveau que tout va mal. » Les sessions précédentes ont montré que la thérapie de groupe est essentielle, voire cathartique, mais ne doit être considérée que comme un premier pas.

Le sommet sera un festival destiné aux festivals, centré sur la solidarité dans le secteur culturel et axé sur la recherche de solutions aux problèmes communs.

L’idée d’un bootcamp pour les professionnel·le·s du secteur des festivals était au cœur de nombreuses propositions. Plusieurs ont suggéré d’associer des directeur·rice·s expérimenté·e·s à de jeunes ou aspirant·e·s organisateur·rice·s, via des séances de mentorat ciblant les défis spécifiques du secteur. D’autres ont mis l’accent sur des formations pratiques en lobbying, création de communautés et gestion d’organisations. L’idée la plus ambitieuse était celle d’une Académie de Future Festivals, qui offrirait un cadre complet de développement des compétences, allant des ateliers pour débutant·e·s aux masterclass.

Le Sommet Future Festival doit être conçu pour être accessible aux familles. Personne ne devrait avoir à choisir entre ses enfants et l’art. C’est pourquoi nous proposons de créer un jardin d’enfants sur place pour accueillir les enfants pendant le festival. De plus, des coachs spécialisé·e·s dans l’équilibre entre travail et vie personnelle offriront des séances de conseil pour les parents. Et pourquoi ne pas tout simplement impliquer les enfants dans les séances de planification du sommet ? Après tout, ce sont eux qui hériteront des infrastructures que nous construisons aujourd’hui.

En s’appuyant sur les discussions antérieures sur le développement d’une culture politique, nous avons établi une liste de personnes que nous souhaitons inviter au sommet. En tête de liste figurent les représentant·e·s des principaux organismes de financement ainsi que la Ministre du Patrimoine canadien. Rien de tel que d’impliquer les personnes qui prennent les décisions pour leur faire prendre conscience de l’état du milieu culturel et de son potentiel. L’idée d’une « Journée sans les arts » a été proposée en marge du sommet, consistant à suspendre les activités à travers tout le secteur culturel le temps d’une journée afin d’attirer l’attention des médias et de sensibiliser le public aux difficultés majeures auxquelles nous sommes confrontés.

L’avenir des festivals : Un jeu de rôle a été proposé afin de créer de l’empathie et de trouver des nouvelles solutions. Des artistes en charge des décisions ? Oh oui !
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Future Festivals
Grandeur Nature

La proposition la plus intrigante transforme le format du sommet en un jeu de rôle grandeur nature. Une intervention théâtrale se déroulant en 2035 permet aux participant·e·s de négocier l’avenir des festivals en incarnant différents rôles. L’objectif est de susciter de l’empathie et de générer de nouvelles idées. Par exemple, les artistes jouent le rôle des décideurs politiques, tandis que les bailleurs de fonds se mettent dans la peau des travailleurs et travailleuses du milieu culturel en situation de précarité. « Les festivals sont menacés d’extinction ! Peut-on les sauver ? » Le défi est lancé !

La menace d’extinction pose également la question primordiale de l’archivage du travail des festivals après leur disparition, comme c’est potentiellement le cas pour NEW NOW. Comment assurer la conservation de leur précieux héritage ? Trop souvent, des initiatives importantes disparaissent sans laisser de traces. Pour répondre à ce problème, le groupe propose d’intégrer, lors du sommet Future Festivals, une initiation à l’archivage et à la préservation.

Toutes ces idées ne seront pas retenues, bien entendu. La portée du premier sommet Future Festivals est limitée par le budget, et non par l’imagination. Les festivals sont des experts pour créer de la magie, même avec des contraintes serrées. Notez-le à votre agenda, participez via futurefestivals@mutek.org, et si ce n’est pas déjà fait, répondez à notre enquête.

Les utopies temporaires de Future Festivals
Le Sommet Future Festivals :
MUTEK, Montréal (CA/QC), 19 Août 2024
Un festival où chaque électron compte ; un festival où la physique fait le travail ; un festival où toutes les voix sont entendues.

Une fiction de Future Festivals
par N O R M A L S
Festival
Fiction by
N O R M A L S

Il y a environ un an, nous avons lancé le groupe de recherche Future Festivals dans le but d’analyser de manière critique nos méthodes en tant qu’organisateurs et organisatrices de festivals. À l’origine, notre cohorte s’est réunie pour répondre à l’impératif urgent de repenser nos pratiques et, de façon plus générale, pour vérifier l’état de nos infrastructures culturelles à la suite de la pandémie de COVID-19.

La maladie virale étant relativement contenue, ou du moins, presque entièrement effacée de l’actualité, il était temps de faire l’inventaire des autres problèmes majeurs qui caractérisent cette polycrise actuelle. De l’hyperinflation à l’extraction technocapitaliste sous stéroïdes, en passant par les catastrophes climatiques et les génocides en cours, une abondance de problèmes se présentaient sur tous les fronts. Il ne s’agissait pas de prétendre que nos actions allaient résoudre ces problèmes, mais plutôt de reconnaître les réalités inévitables auxquelles nous faisions face.

Au cours de la dernière année, Future Festivals a été le lieu de laboratoires expérimentaux, d’ateliers spéculatifs, d’interventions artistiques et de discours performatifs qui ont cherché à réfléchir à ces problèmes complexes et à leurs impacts au sein des différentes communautés. Nous avons rassemblé une équipe d’organisateur·rice·s de festivals de partout dans le monde dans le but d’imaginer des avenirs où l’abondance, la résilience et le développement durable seraient choses courantes. Ces visions du futur carrément optimistes devaient servir de rétroviseur pour réfléchir de manière critique au moment présent et pour tenter de découvrir des nouvelles avenues pour effectuer les transformations nécessaires. Avec un peu de chance, ces exercices nous permettraient peut-être de créer quelques aperçus tangibles de ces futurs spéculatifs.

Les réalités du travail sur le terrain semblaient entraver notre capacité à rêver et à manifester de l’abondance, de la résilience et de la durabilité.

Si le projet a certainement stimulé l’imagination, les participant·e·s ont souvent eu du mal à faire le pont entre la vision et le potentiel réel de transformation. Nous nous sommes souvent sentis démunis face à l’ampleur des problèmes à surmonter. Les réalités du travail sur le terrain semblaient entraver notre capacité à rêver et à manifester de l’abondance, de la résilience et de la durabilité. Il était intéressant de constater que les festivals, dont le mandat est de proposer des visions d’avenirs plus sains à leur public, rencontraient des difficultés à appliquer ces pratiques à leur propre organisation. Si nous ne parvenions pas à imaginer notre propre avenir, comment pouvions-nous continuer à inspirer les autres ?

Et finalement, nous y sommes. Été 2024. L’heure de l’intervention est arrivée. Nous étions tous et toutes un peu fatigué·e·s et incertain·e·s suite à notre retraite au Mois Multi, en février dernier, mais il est devenu clair qu’une intervention radicale était de mise. Bien que nous ne puissions pas résoudre tous les problèmes du monde entier, nous avons, en tant qu’organisateur·rices·s de festivals, le pouvoir de rassembler les gens pour réfléchir à des solutions ensemble. Et dans cet ordre d’idée, nous vous présentons le Sommet Future Festivals, un appel urgent lancé aux organisations, aux artistes et au public, pour collaborer et façonner notre avenir collectif.

Un festival où les files d’attente sont altérées pour accroître l’accessibilité, un festival où le prix d’entrée s’adapte à vos moyens, un festival où tout le monde est littéralement le bienvenu.

Une fiction de Future Festivals
par N O R M A L S
Festival
Fiction par
N O R M A L S

Bien qu’elle ait généré beaucoup d’incertitudes, la retraite de Québec a fait ressortir des éléments précieux de l’histoire de nos festivals. Dans une entrevue parue plus tôt dans ce dossier, le fondateur de MUTEK, Alain Mongeau, a mentionné que l’ouvrage controversé The Temporary Autonomous Zone (TAZ), publié en 1991 par l’auteur anarchiste Hakim Bey, avait été une source d’inspiration majeure pour la création du festival, au tournant du millénaire. Dans ce classique de l’anarchisme, Bey décrit les TAZ comme des espaces sociaux qui échappent aux structures formelles de contrôle, permettant ainsi l’émergence de différents types de relations sociales. Ce concept découle de son appréciation pour l’idée d’insurrection, dans laquelle on concentre notre force dans des « poussées de puissance » temporaires. Contrairement aux révolutions, qui visent la permanence, les insurrections tirent leur force de leur caractère temporaire et dans leur ouverture. Comme le souligne Bey, « elles peuvent être planifiées, mais à moins qu’elles ne se produisent, elles sont un échec. »

Au-delà des pirates, des communes utopiques, des cultes religieux et d’Internet, Bey évoque explicitement les festivals comme des zones potentielles d’autonomie temporaire. S’inspirant du concept de carnaval du critique littéraire Mikhail Bakhtine, il propose que les festivals peuvent offrir un espace pour critiquer l’autorité et renverser les dynamiques de pouvoir, avec l’objectif d’établir un nouveau monde. Dans notre contexte de crises multiples, l’idée de TAZ nous apparaît comme une tactique faite pour notre époque, où « l’autorité est omniprésente et toute-puissante, mais aussi criblée de fissures et de vides ». Ce sont ces fissures que les TAZ, ces microcosmes de rêve anarchiste, cherchent à exploiter.

Malgré son potentiel d’inspiration, le concept de TAZ est controversé, tant en théorie qu’en pratique. Bey, de son vrai nom Peter Lamborn Wilson, a utilisé ce concept pour justifier certains choix de vie discutables. De plus, des enclaves anarchistes comme la Freetown Christiana à Copenhague, autrefois perçues comme des TAZ, ont perdu de leur éclat. Burning Man, autrefois une utopie hippie et zone autonome temporaire, est aujourd’hui en grande partie contrôlée par Google et sert les intérêts des grandes entreprises technologiques de la Silicon Valley. Au lieu d’encourager des soulèvements, les TAZ sont souvent devenues des espaces hédonistes où tout est permis. Revisiter les TAZ un quart de siècle plus tard a mis en évidence leur pertinence continue, tout en soulignant la nécessité d’une critique et d’une mise à jour.

Les festivals offrent des zones d’autonomie temporaires permettant de restructurer les relations sociales. Dans le meilleur des cas, les festivals sont des utopies temporaires.

Une facette souvent négligée de l’autonomie temporaire est l’importance des rêves utopiques et comment ceux-ci, en critiquant et en imaginant, façonnent les TAZ. En d’autres termes, c’est la pensée utopique qui donne naissance à ces soulèvements momentanés contre les normes sociétales dominantes et les structures étatiques. En explorant de nouveaux territoires spéculatifs, le Sommet Future Festivals propose que les festivals ne se contentent pas de fournir des zones autonomes temporaires pour restructurer les relations sociales, mais qu’ils deviennent aussi des espaces d’imagination, d’expérimentation et de création collective, à la recherche de futurs alternatifs. Autrement dit, les festivals sont, dans le meilleur des cas, des utopies temporaires.

« La raison exige que l’on ne puisse pas lutter pour ce que l’on ne connaît pas », nous rappelle Bey, et pour connaître « la TAZ désire avant tout éviter la médiation, faire l’expérience de son existence comme immédiate ». Contrairement aux rêves utopiques abstraits, les festivals, en tant qu’utopies temporaires, permettent de matérialiser une multitude de futurs spéculatifs dans un présent expérimental. Ils nous permettent de connaître ce pour quoi nous luttons et, en préfigurant des modes d’existence alternatifs, ils constituent une critique générative des trajectoires sociales dominantes. En fin de compte, les festivals en tant qu’utopies temporaires offrent l’opportunité de dépasser la relation binaire utopie/dystopie des discours dominants pour créer de nouvelles potentialités.

Conçu comme un festival pour les créateur·rice·s de festivals, le Sommet explore et présente une pluralité de futurs possibles pour les festivals. Inspiré par les premières conclusions de notre équipe, il traite des questions d’accessibilité, de responsabilité, de communauté, de résilience et de développement durable. Le Sommet combine des interventions expérientielles qui changent notre perception des festivals et invite des expert·e·s à partager leurs meilleures pratiques pour une production culturelle axée sur l’avenir.

Vous souhaitez vous joindre à nous ? → En savoir plus sur le Sommet Future Festival !

Une contribution de : Maurice Jones est un commissaire, producteur et chercheur en IA basé à Tiohtià:ke/Montréal, Canada. Doctorant à l’Université Concordia, il étudie les perceptions interculturelles de l’IA, la participation du public à la gouvernance technologique et les festivals en tant que méthodologie. Il est le co-commissaire du forum MUTEK et le chef de projet pour Future Festivals.

THÉORIE: Trajectoires pour les festivals à venir (2024/08/09)
Paratonnerres et découvertes fortuites
Les festivals sont des laboratoires pour de nouveaux modes d’organisation sociale. Drew Hemment, fondateur de FutureEverything, identifie six trajectoires que les créateurs de festivals devraient cultiver.
AntiVJ + Murcof (2009) Audiovisions live programme, Futuresonic Festival 2009

Photo: FutureEverything
Images: FutureEverything Vignettes

Un festival, c’est la décharge électrique d’un éclair. Le fruit d’un travail acharné, sa chaleur génère de nouvelles interactions. C’est une idée, une communauté, un processus et un moment dans le temps. Un festival, ce n’est pas un système de billetterie, une série de lieux, de relations avec des bookers ou de critères de subventions classiques. Les festivals sont des instruments de création de l’avenir en tant que pratique culturelle, portés par un esprit critique aiguisé.

Cet article plonge dans l’univers des futurs festivals, examinant leur potentiel à utiliser la culture et la créativité pour aborder des défis sociétaux, favoriser la résilience et construire des avenirs durables. Il repose sur l’idée que les festivals ne sont pas de simples événements, mais plutôt, des espaces où la société se réinvente en opérant comme des laboratoires dynamiques de changement. Ce sont des lieux où de nouvelles formes de culture et de citoyenneté sont explorées et mises en pratique. Organisateur·rice·s de festivals, vous êtes bien plus qu’une scène ou un projecteur : vous êtes des agent·e·s de changement !

Les festivals sont également fragiles et précaires, souvent soutenus par le travail non rémunéré et le dévouement de passionné · e · s. J’en sais quelque chose. J’ai fondé un festival indépendant en 1995 et j’ai consacré vingt ans de ma vie à le maintenir à flot et à l’adapter pour qu’il reste pertinent et surprenant. Ça a certainement laissé des séquelles.

Je propose ici six suggestions ou trajectoires pour l’avenir des festivals, envisagées comme une pratique plutôt que comme un ensemble de prédictions. Ma réflexion s’appuie sur les pratiques récentes et actuelles que j’ai observées dans le domaine des festivals et de la futurité, ainsi que sur mon travail avec les technologies et les formes culturelles émergentes. Le « nous » utilisé désigne les nombreuses communautés interconnectées de créateurs et créatrices de festivals d’aujourd’hui et de demain.

Ling Tan, Supergestures (2018), CityVerve, the UK’s IoT city demonstrator, FutureEverything

Photo: Robin Hill
1. Des paratonnerres pour les signaux plus faibles

Trajectoire : Imaginer les festivals du futur, c’est jouer avec les perspectives, les directions d’une boussole, les angles de critique et les lueurs d’espoir. Les festivals sont des espaces et des moments privilégiés où la société peut poser des questions difficiles, et où artistes et penseur·euse·s se rencontrent pour réfléchir ensemble sur ces sujets complexes. En tant que points focaux tout au long de l’année, ils mettent en lumière de nouveaux mouvements artistiques, changent de direction et recadrent des concepts, créant ainsi une vague foisonnante de nouvelles idées. On peut également y percevoir les signes avant-coureurs de changements potentiels, soutenir leur émergence et les concrétiser en les transformant en signaux tangibles. Cela inclut le travail des artistes qui proposent des visions radicales et provocantes de la culture et de notre société, notamment en développant de nouveaux modèles de gouvernance des données et en questionnant le tissu algorithmique qui façonne notre réalité sociale. Ces festivals résultent de l’intelligence collective des diverses communautés créatives cherchant à donner du sens, communautés dont les organisateur·rice·s font également partie.

Recommandation : Considérer la recherche curatoriale comme un moyen de poser les bonnes questions et de créer les conditions propices à l’émergence de nouvelles perspectives, en leur accordant le temps et l’espace nécessaires.

2. Favoriser les découvertes fortuites

Trajectoire : Les festivals du futur rassemblent un grand nombre de personnes autour d’expériences créatives et artistiques. En offrant diverses formes d’interactions basées sur le partage de connaissances, ils proposent une alternative aux suggestions prévisibles des systèmes de recommandation, ouvrant ainsi la voie à l’inconnu et à l’inattendu. L’expérience qu’ils offrent dépasse de loin le simple flux numérique. Notre relation aux interfaces et aux artefacts est transformée par ces nouvelles formes d’engagement multisensoriel, émotionnel et intellectuel. L’expérience-même du festival est immersive et délimitée dans le temps, enrichissant ainsi le parcours d’apprentissage par un engagement total. La découverte devient une combinaison d’intention et de hasard, particulièrement lorsque le nombre d’événements et d’espaces à couvrir dépasse nos capacités mentales. Les festivals fournissent également une structure permettant de suspendre notre incrédulité, ce qui nous donne la liberté d’imaginer de nouvelles possibilités. Ces festivals sont des moments d’apprentissage social et expérientiel, où de nouveaux composites de créativité et de communauté se forment, permettant aux participant·e·s d’explorer et de construire ensemble de nouveaux mondes.

Recommandation : Travailler avec les artistes pour élargir le spectre à travers lequel les oeuvres peuvent être découvertes et les dimensions qui peuvent être explorées via différentes plateformes.

3. Créateurs de nouvelles formes et sensations

Trajectoire : Les festivals du futur nous permettent de penser au-delà du paradigme technologique actuel en configurant des expérimentations créatives et techniques avec des données, des technologies et des situations. Ils servent d’incubateurs pour le prototypage créatif et collaboratif, offrant des espaces sûrs pour la prise de risque, la provocation et l’échec. Ces festivals valorisent et mettent de l’avant l’intentionnalité humaine, l’artisanat, l’invention ainsi que la recherche et le développement technologiques responsables. Ils encouragent la collaboration et la créativité entre les arts et les sciences afin d’explorer les limites des technologies, des idées et des matériaux. Ils aident les artistes à repousser les frontières de la créativité homme-machine, créant des oeuvres qui combinent les méthodes d’apprentissage automatique avec l’intuition humaine et l’expérience corporelle. Ces oeuvres peuvent rendre tangibles les signaux futurs, permettant au public de les expérimenter directement. Elles offrent par exemple des moyens imaginatifs de comprendre et d’échanger sur les technologies de type « blackbox ». En explorant la nature des technologies qui, à l’instar de Janus, peuvent à la fois nous aider et nous nuire, ces festivals ouvrent la voie à une réflexion critique et innovante. Ils peuvent insuffler intelligence et sérendipité dans les expériences et permettre aux artistes d’explorer de nouvelles directions dans leur pratique et de développer des oeuvres significatives. Ils encouragent également une réflexion radicalement nouvelle sur des technologies inclusives, équitables et responsables.

Recommandation : Aider les artistes et les organisateur·rice·s à comprendre les technologies nouvelles et émergentes, la manière dont elles peuvent s’associer aux créateur·rice·s humains·e·s ou les menacer, ainsi que ce qu’elles peuvent apporter d’important.

Loop.pH, The Chronarium (2015), FutureEverything Singapore, the flagship digital culture festival for Singapore’s 50th anniversary

Photo: FutureEverything
4. Favoriser les connexions et les communautés au-delà de la bulle des filtres

Trajectoire : Les festivals du futur se composent de nouvelles constellations de personnes, de données et de situations, favorisant le développement de connexions et d’interprétations inédites. Ils rassemblent des communautés autour de problématiques ou de nouvelles perspectives, invitant des points de vue divers et discordants à dépasser les bulles de filtre. Ainsi, ils deviennent des outils puissants pour une organisation inclusive et relationnelle, renforçant les liens communautaires. Ces festivals offrent un espace où des formes équitables de collaboration et de soutien mutuel peuvent être imaginées et mises en oeuvre. Ils créent un forum participatif, établissant de nouvelles relations et permettant l’émergence d’un récit commun. Ce récit peut alors être perçu comme quelque chose qui « représente » ce domaine de pratique, dont les gens veulent faire partie. Ils peuvent également servir de refuges pour ceux qui cherchent à s’épanouir dans un monde qui ne les comprend pas. En accueillant les contradictions et en reliant entre elles des idées et des personnes jusque-là déconnectées, ces festivals créent un espace liminal où l’ambiguïté est acceptée et où de nouvelles possibilités peuvent être explorées. Ce type d’espace a le potentiel de générer des idées radicalement nouvelles et d’encourager un profond changement social.

Recommandation : Construisez un réseau de contributeur·rice·s qui s’accordent sur l’importance de créer et de se concentrer sur les questions les plus urgentes. Évitez d’être une chambre d’écho : invitez des personnes avec lesquelles vous n’êtes pas d’accord pour briser la polarisation.

5. Infrastructures culturelles additives et régénératrices

Trajectoire : Les festivals du futur sont des plateformes pour créer des infrastructures culturelles expansives, additives, régénératrices et nourricières. Ils savent reconnaître la diversité de droits sur les données et la propriété intellectuelle, tout en récompensant les efforts de la pratique créative humaine. Ces festivals (et projets de festivals) bâtissent et entretiennent des réseaux et des systèmes qui renforcent les capacités existantes. Ils sont à la fois équitables et durables. Le modèle de fondation actuel nécessite des ressources informatiques que seules les très grandes entreprises possèdent, en plus d’un accès mondialisé à une main-d’oeuvre bon marché et à des minerais de terres rares. Les modèles ouverts et de petite taille offrent une excellente alternative en ce sens. En s’appuyant sur un développement technologique responsable, les festivals du futur créent des systèmes et des oeuvres qui ajoutent des dimensions imaginatives aux villes et favorisent les pratiques régénératrices dans les écosystèmes naturels. Il est également crucial que les infrastructures culturelles futures soutiennent les travailleur·euse·s du milieu culturel avec des salaires et des conditions équitables. Les festivals sont profondément liés à l’économie politique et s’inscrivent dans des contextes sociaux, économiques et politiques plus vastes. Les efforts déployés pour organiser ces festivals tout au long de l’année devront démontrer leur impact au-delà de l’événement, afin que les retombées soient répercutées. Les festivals que nous organiserons seront fondés sur des économies de soin, d’invention, de dévouement et d’amour.

Recommandation : S’ouvrir à de nouveaux partenariats créatifs en comprenant et en réalisant l’impact potentiel du festival dans d’autres secteurs. Identifiez les problèmes récurrents dans les domaines ou mouvements que vous pourriez contribuer à résoudre. Explorez comment une collaboration pourrait servir un intérêt mutuel et quelles sources de revenus ou autres ressources pourraient en découler.

6. Catalyseurs de l’intelligence planétaire

Trajectoire : Les festivals que nous organiserons à l’avenir seront des noeuds au sein de réseaux plus vastes. On peut imaginer ce type de festival comme un arbre, dont les racines transportent des nutriments dans tout un écosystème, permettant à d’autres organismes de se développer. Ils sont des agents de transformation, contribuant à combler le fossé entre ce que nous savons et ce que nous faisons en matière d’urgence climatique et de décolonisation. Ces festivals du futur intégrent plusieurs systèmes de connaissances et encouragent des pratiques inclusives, équitables et respectueuses de l’environnement. Ils explorent de nouveaux paradigmes pour l’apprentissage au-delà de l’humain et la diversité cognitive, tout en intégrant la nature dans le processus pour favoriser une intelligence écologique et planétaire. Cette approche holistique favorise la transparence, la pensée critique et les contre-récits du soin, de l’imagination et de la régénération, promouvant ainsi un changement sociétal profond et une meilleure compréhension de notre monde interconnecté.

Recommandation : Reconnaissez et facilitez les nombreuses formes d’intelligence et d’action pour apporter des changements au sein de votre projet ou de votre communauté, et prenez soin des jeunes pousses qui émergent pour une plus grande transformation.

Kimchi and Chips, Light Barrier (2014), commissioned by FutureEverything

Photo: Kimchi & Chips

Quelques graines de ces futurs ont été plantées lors du festival FutureEverything, qui s’est déroulé de 1995 à 2016. C’était le festival phare pour la culture numérique en Grande-Bretagne, reconnu par The Guardian comme l’un des dix meilleurs festivals d’idées au monde. En 2016, j’ai transformé FutureEverything en un programme annuel, avant de passer les rênes à une nouvelle équipe en 2018.

Les débuts de la culture numérique, et mon expérience en tant que DJ et promoteur de musique dance entre 1988 et 1992 ont tour à tour inspiré ce processus. J’ai été témoin d’un moment où tout semblait être possible. Un certain ensemble de règles avaient cessé d’être pertinent et l’émergence d’un nouveau « normal » n’avait pas encore eu lieu.

En 2009, j’ai eu envie de partager le fruit de mon travail et j’ai développé le concept Festival As Lab, une sorte de boîte à outils avec des pratiques et des modèles que j’avais accumulés lors de ma pratique. Le rhizome s’est réellement développé en 2010 lorsque Festival As Lab a été repris et adopté par des festivals tels que MUTEK à Montréal, CTM à Berlin et Unsound à Kraków et New York. J’ai ensuite développé le tout dans Open Prototyping, et je continue à développer l’approche et les méthodes encore aujourd’hui. Vous pouvez en savoir plus sur le développement des outils et des méthodes conçues entre 2009 et 2011 dans le Manuel de The FutureEverything, et sur l’Open Prototyping dans Leonardo. Cette philosophie est toujours très présente au sein de FutureEverything, qui, sous l’égide d’une nouvelle équipe, a inclus la Nature à son conseil d’administration.

Je me suis tourné vers le passé pour trouver des moyens de réaliser l’avenir. Lors de la Fête des Fous, des festivals populaires qui ont eu lieu partout en Europe au 5e siècle, les règles sociales étaient renversées. C’était la révolution sociale le temps d’une journée. Les carnavals médiévaux étaient, selon le critique russe Mikhaïl Bakhtine, des événements extrêmement créatifs où des mondes alternatifs devenaient réels. Le lendemain, le monde reprenait son cours normal. Cependant, dans le cadre d’une pratique critique de l’avenir, cette inversion et cette rupture offrent une ouverture à la différence, créant un espace et un moment où d’autres avenirs peuvent être expérimentés et réalisés.

Le Festival As Lab est un espace et un moment temporaires, qui utilisent l’art participatif pour perturber les normes et libérer les idées. Il transforme un festival en un laboratoire éphémère pour de nouvelles façons de vivre, de jouer et de gouverner.

J’ai également été inspiré par le concept d’hétérotopie de Michel Foucault, des utopies concrètes qui s’ouvrent sur l’extérieur tout en maintenant un espace de marginalité et de liminalité. La théorie de l’acteur-réseau m’a aidé à comprendre les festivals comme une lutte pour réorganiser les ressources et les relations au sein d’un réseau qui doit être continuellement performé. Grâce à Karen Barad, j’ai commencé à voir les festivals non pas comme des représentations de la réalité par un sujet humain, mais comme des pratiques qui produisent la matière et la signification des phénomènes dans le monde. Finalement, la recherche en design participatif d’Elizabeth Sanders m’a permis de formaliser ma pratique créative en tant qu’artiste et chercheur à l’aide d’outils de conception.

Festival As Lab est un espace temporel qui utilise l’art participatif pour perturber les normes et libérer les idées. Il combine la nature participative des festivals avec des méthodologies de design pour transformer un festival en un laboratoire éphémère, explorant de nouvelles façons de vivre, de jouer et de gouverner. Festival As Lab et Open Prototyping peuvent contribuer à créer les conditions nécessaires à l’épanouissement des festivals. Ils offrent des outils et des méthodes permettant aux organisateur · rice · s de festivals d’innover et d’expérimenter, tout en les connectant à des réseaux de soutien plus larges et en veillant à ce que leur impact se prolonge au-delà de l’événement lui-même.

L’avenir des festivals n’est pas prédéterminé, il est façonné par notre imagination et notre action collectives. Il suffit de l’imaginer et de le créer ensemble.

Vous souhaitez en savoir plus ? → Écouter Drew Hemment à Le Sommet Future Festivals !

Une contribution de : Drew Hemment, Directeur du Festival Futures à Edinburgh Futures Institute, professeur à University of Edinburgh, et chercheur à l’Alan Turing Institute. Il a fondé FutureEverything en 1995 (et en a été le directeur jusqu’en 2018) et est actuellement le directeur de The New Real, un pôle de recherche sur l’IA, la créativité et le futur.

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Guide de Terrain des
Futurs Festivals

Future Festivals est un groupe de recherche créé par MUTEK et ses partenaires visant à explorer de nouvelles avenues dans la production culturelle. Du printemps 2023 à la fin de 2024, sept organisations basées au Canada, en Allemagne et au Mexique collaboreront pour imaginer un avenir des festivals axé sur l’accessibilité, la résilience et le développement durable.

Subventionné par le Conseil des Arts du Canada, Future Festivals est une extension du projet de recherche Festival as Methodology. Ce projet, également appuyé par MITACS, est une initiative conjointe de MUTEK et de l’Université Concordia.

Festivals :
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Chargé de projet – Future Festivals :
Maurice Jones (MUTEK)

Mise en images :
N O R M A L S

Rédaction :
Alexander Scholz, Greg J. Smith,
Filip Visnjic (HOLO)



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